Le comédien et le graphiste



« L’imprimerie a été la première mécanisation d’un art ancien et a conduit à la mécanisation ultérieure de tous les métiers manuels.« 

Marshall McLuhan – La Galaxie Gutenberg.

Nous avions monté cette petite vidéo pour expliquer une création typographique commandée par une compagnie de théâtre. En fait, nous cherchions un principe plutôt qu’une identité proprement dite. Un principe de construction transportable, évolutif, modulaire sans contraintes matérielles, ni techniques. La charte pouvait alors s’appliquer en toute circonstance, en voyage, en répétition, en urgence…

J’ai aimé faire notre proposition par le biais d’une vidéo parce que cela communiquait notre projet de manière peu austère, ce qui devait s’imposer pour une compagnie de théâtre presque méfiante à l’égard du graphisme. Pourtant le graphiste et le comédien font bien le même job, du moins leur rapport au texte et à l’écrit est identique. Quand les premiers rendent un texte à l’oral, les autres ne le donnent-ils pas à la vue? Le comédien et le graphiste semblent exercer une médiation sur le texte, passant le langage d’un milieu à l’autre comme le chimiste peut transformer n’importe quel solide en gaz. Mais les motivations de cette médiation ne tiennent pas au texte lui-même, c’est bien plutôt sous une impulsion collective que le comédien et le graphiste légitiment leur action. Quand le comédien déclame, le graphiste affiche en public et ni l’un ni l’autre dans ce cadre, ne pourrait prétendre se soustraire aux forces qui occupent le champ public. Comédiens, graphistes officient dans ce contexte et si les uns peuvent condamner les autres de travailler pour le capital, ces derniers ne se priveront pas de juger les premiers d’être au service d’institutions étatiques.

Comédien Vs graphiste ne s’établit pas sur la base des fins, ni des causes que chacun revendique mais plutôt sur un système de valeurs.
Ce qui disqualifie par dessus tout le graphiste, au regard des autres métiers et notamment celui de comédien, c’est l’authenticité. Moi-même qui ai côtoyé les graphistes bien tard, je le reconnais : Les graphistes n’ont jamais été authentiques. Être versatile suivant les effets de la mode, de la technologie, de la culture… Le graphiste traînera sa casserole de jeune urbain, un peu superficiel, pur produit d’Apple. C’est donc un vrai enjeu pour beaucoup d’entre eux de s’extirper de cette image et la typographie, on le voit, apparaît comme la caution intellectuelle du graphiste, voire une forme de salut qui s’enracine dans une tradition séculaire.
Le comédien quant à lui n’a pas tant de complexe. Comme les guerriers d’un autre temps, le comédien et la comédienne ont toujours la possibilité de jouer leur peau, de se risquer sur scène. Même s’il suit les préceptes de Diderot, le comédien est fort de cette possibilité. Le comédien, s’il ne l’a pas déjà fait, peut sonder les abymes et en ceci il est béni. Artaud, kinski et bien d’autres sont allés aussi loin. Ils sont les héros d’un ordre.
En définitive, ce qui sépare le graphiste du comédien, mais certainement aussi de l’artiste, de l’auteur, du sportif même, c’est un rapport d’intensité. Le graphiste est dans une intensité faible, et celle-ci le prive de l’authenticité dont jouissent les autres. Connaissez-vous un graphiste ayant péri de son art, un graphiste qui est allé trop loin, qui y’a laissé sa peau, grillé par adobe ? Il faut avoir fait l’expérience de dire un jour, à un être d’intensité haute que l’on est graphiste pour voir dans ses yeux le terrible jugement qui le sépare de vous.

Alors, les graphistes sont-ils condamnés à subir l’opprobre ? La typographie sera-t-elle à lui, ce que sont l’harmonie et le contrepoint au musicien ? Des lettres de noblesse… Certainement et pourquoi pas. Mais ce serait ignorer la nature de la typographie. La typographie est un art fondamentalement industriel. Peut-être même la première industrie dans la mesure où le travail à partir de Gutemberg inaugure la forme moderne de l’industrie. Mc Luhan explique très bien l’occasion qu’offre l’alphabet phonétique de transformer les modes de production et la typographie apparaît comme la voie royale. Par conséquent, le graphiste désirant revenir à la typographie ne pourra travailler que sous l’obédience de l’industrie. Et ce sceau de l’industrie qui caractérise les arts appliqués n’est pas sans conséquence sur l’image du graphiste dans la société. L’industrie charrie avec elle toute l’histoire de la modernité et notamment de l’émancipation politique, ce qui n’est pas rien, surtout en France. Or aux yeux de beaucoup, travailler pour l’industrie revient à travailler pour le côté obscur, comme si aujourd’hui, il était encore possible d’emprunter d’autres voies pour se faire entendre. L’industrie n’est-elle pas partout et comment être ailleurs sans passer par elle, sans jouer son jeu à un moment donné ?

Le graphiste est au cœur d’un complexe qui relie le monde de l’industrie et celui des émancipés, celui des fous, autrement dit celui des morts. Nous le verrons plus tard dans un autre article que compromis comme il l’est, le graphiste peut apporter quelque chose, s’il admet qu’il n’est pas artiste et s’il assume ses origines industrielles. En ce sens le graphiste est sans substance, c’est un pur rapport entre les choses et les êtres de CE monde.

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