Arlequin nu

La mode, folklore de la transgression

La question est un peu forcée, mais on peut se demander pourquoi le journal de 20 heures s’attache à montrer les défilés de mode en fin d’émission ? Est-ce la seule prérogative laissée à ces pauvres présentatrices télé en mal de glamour ou bien y a-t-il une raison plus profonde inhérente au fonctionnement des médias ?
Chaque saison, on nous montre les Fashion show parisiens de Jean-Paul Gaultier, Christian Lacroix, Karl, Marc, John… La réaction spontanée, le réflexe de base pour ma part, c’est de juger la pertinence d’une telle information regardée par une grosse majorité de français, le nez plongé vers 20h30 dans son dessert. Néanmoins, si ce jugement se limite principalement à un point de vue critique sur le luxe et son étalage spectaculaire qu’il me semble inutile de développer ici — chacun pouvant s’en faire une raison — il apparaît également un aspect purement esthétique qui ressort de ces défilés. Que voit-on de l’œuvre de ceux que la télé et la plupart des médias nous présentent comme des créateurs ?
Un bestiaire de fantaisies : des formes cocasses, des objets incongrus, des collages improbables. Et la cuillère dans la bouche, on se demande qui peut bien porter cela…
Évidemment, l’Usage n’est pas toujours la priorité des créateurs et ces grandes messes de la couture le montrent bien. Chacune d’elles d’ailleurs pourrait se lire comme une tentative de hold-up du design sur les beaux-arts. Le désir du designer d’être assimilé à l’artiste est une vieille chimère à laquelle beaucoup succombe, certaines stars du design ne supportant plus d’être au service du seul usage.
Pierre Bergé a dit d’Yves Saint-Laurent : “la couture n’est pas un art mais elle avait besoin d’un artiste.” Cette sentence marque la distinction entre l’usage et l’art. Cet aveu montre bien comment le capitalisme récupère à son compte la figure de l’artiste pour qui l’art, remarquons-le n’est plus le seul argument. L’artiste apporte autre chose que son art, lui-même certainement, un imaginaire sans doute, (un folklore), dont le business tire parti. Ce capitalisme d’après-guerre dont Pierre Bergé en France est un représentant, intègre l’artiste dans son système de production de valeur, un peu comme le fit en son temps le clergé. Depuis, le marché du luxe a vu naître de véritables empires qui s’appuient sur le folklore de l’artiste, si bien que l’industrie du luxe finit par inventer cette figure jusqu’alors improbable de l’artiste-chef d’entreprise. Formidable torsion conceptuelle que certains incarnent avec brio : Damien Hirst, John Galliano, Jean Nouvel, Richard Branson, Jay-z… Je remarque d’ailleurs que lorsque les rappeurs (ces grands dialecticiens !) vantent leur réussite, c’est autant par leur marque de vêtements que par leur vente d’albums.
Le design textile apparaît comme la pierre de touche du capitalisme´pop´. Idéologie absorbant tous les phénomènes minoritaires dans sa machine de production. Toutes ‘ces petites différences’ dont parlait Freud (Malaise dans la civilisation).
Hommes portant des accessoires de femmes et inversement, chapeaux ready-made, coupes fortement érogènes, bric à brac post-moderne. Dans cette liberté de ton virant aux caprices et aux choix contingents s’expriment tous les travers de l’auteur, plus précisément de la ‘fonction-auteur’. Cette fonction est tout ce qui légitime d’office un auteur. Il va sans dire que le capitalisme du luxe défend bec et ongle cette fonction quitte à produire un folklore vaguement religieux qui brouille les intentions profondes mêmes, de l’art et des artistes passés.
L’affaire Bettencourt – Banier en fait la démonstration. Elle met en lumière l’influence de la modernité passée, sur les milieux de la mode et du luxe. Comment un écrivain-photographe-touche-à-tout serait parvenu à spolier une dame milliardaire sans le folklore artistique moderne dont il a été un témoin privilégié ? Ami-amant d’Aragon, béni des plus grands, François-Marie Banier est auréolé de la grande transgression des modernes. Rejeton de l’avant-garde tardive, il a tous les moyens d’exercer auprès des familles richissimes en quête de légitimité culturelle. Il faut reconnaître ici le petit commerce des indulgences dont elles ont besoin pour excuser leur bourgeoisie. Ce vilain petit canard de Banier parvient donc à amuser son petit monde, parce qu’il a côtoyé quelques grands indisciplinés du siècle. L’art lui a offert un passeport.

Au même titre, le cas John Galliano est exemplaire car en matière de transgression dans le domaine de la mode, il a vraiment fait tout ce qu’il a pu, jusqu’à l’essoufflement. C’est qu’en réalité les limites de la fashion-transgression se laissent vite atteindre, un peu comme on fait ses gammes, en somme : le porno, le transgenre, le trash, le tout enrobé d’une touche de chic et de luxe. “Chic est presque l’anagramme de kitsch” écrivait Mehdi Belhaj Kacem.
La transgression réduite à l’état de folklore fait fonction de liturgie du capitalisme-pop, en absorbant toutes les ‘petites’ différences, sexuelles, sociales, ethniques, etc. C’est donc bien de lui, de John Galliano, que devait arriver le dérapage suprême après tant de transgression sans scandale. Rien de tel donc qu’un blasphème antisémite pour satisfaire tant d’années de coup d’épée dans l’eau. Pauvre John ! fils de prolo, il n’aura jamais compris, ni accepté la capacité d’intégration de la bourgeoisie qui fait autorité dans le champ social. Bettencourt, Arnault, Bergé et leurs successeurs, ces vampires !

L’intérêt de la télé pour les grandes messes de la mode donc, est loin d’être évident. À moins de satisfaire le plaisir de Claire Chazal pour les chiffons, on n’attend plus du journal de 20h que ses choix anecdotiques en matière de programmation.
Si les intentions de la télévision demeurent toujours ambigües, opérant sur différents registres (le drame, le comique, le scientifique…), on peut lui reconnaître un travail de fond, sourd mais prégnant qui vise à maintenir une forme passive de peuple. Or pour être efficace cette forme puise dans tous les domaines et la mode en fait partie. Par ailleurs, la télé donne le sentiment au spectateur que la mode et la haute couture pourtant libérées de l’Usage (voir plus haut), le concerne lui en particulier et le peuple en général. Le petit peuple de Paris sert aussi d’argument à ce pathos médiatique qui expose simultanément et “sans transition” le luxe (star, sexe, argent) et les petites ouvrières aux mains de fée qui besognent pour Lagarfeld. Faux réels contre vraies illusions, telle est la rhétorique télévisuelle dont la mode est le levier, “le vrai étant un moment du faux” (Marx-Debord).
Si la télévision trouve son compte à présenter la mode alors que celle-ci a certainement peu d’incidence sur l’audimat, c’est parce qu’elle répond à un désir de transgression nécessaire à la dramaturgie du journal de 20h. Mais comme pour l’affaire Banier, jamais un tel moment ne serait possible sans le travail de la modernité.
Au XXème siècle, l’art se fait le laboratoire de la transgression, et de crises en ruptures, les artistes forgent une réalité qui gagne en autonomie. Dés lors une sphère artistique se crée qui a la capacité de se couper peu à peu de la réalité, c’est-à-dire des autres réalités. Maîtrisant ses concepts et créant ses propres conditions d’action, l’art à terme, se risque au jeu de l’inconséquence. Le sens de l’absurde d’un certain point de vue, en est la fidèle illustration. “Tout ce qui est à voir est ce que vous voyez” disait Frank Stella au sujet de ses œuvres.
Or cette matière artistique et conceptuelle, libérée mais coupée des réalités, caractérise justement le folklore. Personne n’aurait prévu que l’énergie transgressive dépensée à l’accomplissement d’un art libre, à son émancipation pour faire rancièrien, se transformerait elle aussi en folklore. Le folklore est le culte de l’inconséquence que la télévision comme les médias ont tôt fait d’exploiter pour le compte de leur propagande. C’est donc sur les restes de l’art moderne et d’une transgression desséchée que peuvent s’expliquer les conditions de possibilité de cette rencontre de la mode et de la télévision sur le journal de 20h.

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