Les limites de la fonction (Introduction)
Si la formule de Louis Sullivan, « La forme suit toujours la fonction », sonne comme un commandement aux oreilles des artistes, designers et architectes, c’est parce qu’elle ouvre un espace. Un espace vaste qui semble dépasser le périmètre d’action de l’architecture. Est-ce un comble pour celui qui chérissait les gratte-ciel ? « L’une des plus magnifiques opportunités que le Seigneur de la nature dans sa bienfaisance ait jamais offert à l’esprit fier. » Tout compte fait,le projet théorique de Sullivan est une provocation visant à sortir l’architecture de sa zone de confort. Les enjeux sont plus grands et l’architecte, un challenger.
En plus de la hauteur, Sullivan voyait en effet grand et large. Dans son texte Pour un Art du gratte-ciel, il observe une force qui traverse toutes les choses de la vie en quête d’une « loi omniprésente» ou « loi telle qu’elle est dans la nature ». Sans la nommer, Sullivan convoque la phusis grecque comme si l’élégant costume du pré-moderne cachait un pré-socratique sensible au « processus indicible que nous appelons naissance et croissance. »
Dans cet éloge de la vie témoignant d’une émouvante passion pour les gratte-ciel qui deviendront pourtant en un siècle à peine, un modèle d’aliénation par le travail, Sullivan impose à l’art de nouveaux devoirs. L’architecte est celui pour qui il y va de cette force vitale. « Allons-nous donc quotidiennement violer cette loi dans notre art ? » écrivait-il sur un ton culpabilisant. Une force vitale éternelle demeure donc, qui anime chaque instance de la vie et que ni l’architecte, ni l’artiste ne pourraient ignorer plus longtemps. Le gratte-ciel doit être en prise avec les forces vitales. Dès lors, quel art pourrait embrasser cette puissance et qui serait en mesure d’en relever le défi ? Dans la course de son élan prophétique, Sullivan s’engage et l’architecture avec lui pour « un art naturel et satisfaisant, une architecture qui appartiendra véritablement aux beaux-arts, dans le bon sens du terme. » Mais ce vœu à peine énoncé, doit-il pour autant laisser à l’architecture toute la responsabilité de cette ambition ? Non sans ergoter, il faut bien l’avouer, il semble qu’en conclusion du texte, les jeux restent ouverts, car le mot form de la célèbre formule ne concerne l’architecture seulement parce que Sullivan en fait son métier. En réalité quelque chose comme un autre art sans doute, travaille en profondeur cette formule. Quelque chose que Sullivan suppose relever des beaux-arts à tort ou à raison. Bref, une autre idée encore balbutiante à l’époque s’invite donc comme une hypothèse dans cette formule.
Le contexte artistique qui enserre Pour un Art du gratte-ciel est à ce titre révélateur, si bien qu’il serait naïf de ne pas s’interroger sur les termes choisis de Sullivan. Entre Art&Craft et le Werkbund allemand, cette fin de siècle donne tout son sens à cette formule et son succès historique en témoigne d’ailleurs. Depuis le Bauhaus de Weimar également, Lazlo Moholy-Nagy la discutera 30 ans plus tard dans son texte Nouvelle méthode d’approche[1], où il affirme que dans le design, la forme ne suit pas seulement la fonction. Le mot est alors lâché ! Le design.
En définitive, l’hypothèse que la postérité retient du texte de Sullivan, est qu’il revient probablement au design d’assurer l’exploitation de cette force. Peut-être l’architecture ne suffit-elle plus à cette vue ambitieuse lancée au XXème siècle par Sullivan. Du moins le design aura-t-il son mot à dire, en se reconnaissant dans ce vaste projet vitaliste. Le design pour la vie écrivait alors Moholy-Nagy, qui rappelait en même temps les conditions sociobiologiques de la discipline. La société, la biologie, la technique, la politique, et l’art, bref ! La vie pour le design. Quand à son tour Sullivan écrivait de manière quasi symétrique : « La loi de tout ce qui est organique ou inorganique, de toutes les choses physiques et métaphysiques, humaines et surhumaines, de toutes les manifestations effectives de la tête, du cœur et de l’âme,.. »
Ainsi, les quasi-axiomes que sont « Form ever follows function », comme le « less is more » de Mies Van Der Rohe identifient le design au milieu du XXème siècle. Deux formules qui ont la capacité d’instituer le design non pas seulement comme une discipline de plus, mais comme une procédure magistrale. Corrélativement le design permet l’exercice d’un discours libre qui expose ainsi toute forme de production à une saisie langagière. « La laideur se vend mal », « Ornement et crime ».
Mais ces formules toutes aussi fameuses soient-elles, créent des angles morts et leur spontanéité s’est depuis transformée en mot d’ordre. Or les faits sont là et un bilan est aujourd’hui possible. Le design ne suit pas seulement la fonction à supposer qu’un suivi soit de mise dans un domaine qui se réclame de la création, des arts et de la production. Dans tous les cas, le design ne pourrait se suffire de ces formules qui font l’académie de la modernité. Dès lors il est impératif d’enrichir cette question de l’origine des formes sans quoi le design s’expose à des malentendus et à des problèmes de méthode pour les étudiants. Il ne s’agit pas d’opposer au fonctionnalisme un autre régime, mais d’opérer par ajout, d’accepter la complexité d’une pratique qui historiquement s’inscrit entre deux mondes, ceux de l’art et de l’industrie. L’approche poïétique de Sullivan est à poursuivre même si sa réponse naturaliste montre des limites. En effet, soumettre le design aux lois de la nature ou en faire une métaphore n’est pas anodin à l’époque où Sullivan écrit son texte. Tous les moyens sont bons pour l’architecte qui doit défendre une vision, et l’autorité d’un grand naturaliste comme Lamarck arrive à point. Celui pour qui justement la fonction fait l’organe. Avec cette manière d’hypostasier leur posture, les pionniers de la modernité comme Sullivan produisent des manifestes qui aboutissent souvent à de brutales prescriptions. Les exemples sont légions parmi les avant-gardes et cela, au moins, depuis Les sept lampes de l’architecture de John Ruskin. Le défaut d’une telle posture largement critiquée depuis, ne tient pas tant à la méthode philosophique même de Sullivan qu’aux limites qu’il fixe à son système de catégories. Pour un art du gratte-ciel est donc un point départ qui rend possible une plus large étude des procédures qui engagent le design depuis plus d’un siècle. Le fonctionnalisme sera sans doute la première brique d’un ensemble de catégories capable de faire structure dans le jeu de la création. Dans cette perspective théorique qu’il faudra détailler, la fonction se distingue comme une entrée privilégiée pour comprendre le monde des formes parce qu’elle engage une réflexion sur la technique.
[1] « La forme ne procède pas seulement de la fonction, elle procède également des progrès de la technique et des arts ainsi que du contexte sociologique et économique d’une époque donnée, ou en tout cas elle devrait le faire. »
Nouvelle méthode d’approche, le design pour la vie. Lazlo Moholy-Nagy, Folio essai, 2007, p.270

La question de l’intériorité dans l’architecture
Si le terme « architecture extérieure » n’existe pas, c’est peut-être parce qu’il ne réfère à aucune réalité.
Si en revanche « l’architecture d’intérieur » existe, c’est pour signifier une spécificité. Or, celle-ci passe souvent pour une moindre qualité au regard de l’architecture seule. Mais à la réflexion, l’intériorité ne renvoie-t-elle pas à bien plus ? N’indique-t-elle pas une généralité qui ne se voit pas ?
Par exemple, jamais les architectes (à l’exception des mauvais) n’osent concevoir leurs constructions en dehors de tout contexte, comme séparées de tout, déconnectées d’un ensemble. En fait, « intérieur.e » manque à l’architecture quand on la signifie seule. L’architecture n’est pas souveraine, elle œuvre toujours à l’intérieur de quelques chose. Toute production architecturale n’est-elle pas d’abord dans l’urbain, l’environnement, le paysage. L’urbaniste est dans le territoire tout autant que le designer œuvre aussi dans les espaces, des volumes. Qui prétendrait créer à l’extérieur, à côté, dans l’indifférence du contexte, des autres et de l’environnement ? Intérieur est en réalité le maître-mot de l’architecture et de tout design.
« On est toujours au milieu de quelques chose » écrivait Deleuze.
Archive-tecture
C’est par la résistance d’un crayon sur une feuille de papier, sur les paramètres de calcul d’un logiciel, dans l’hésitation d’une ligne qui peine à se résoudre, un mot qui résiste à la représentation, une mise en perspective laborieuse, des informations contradictoires impossibles à synthétiser, une mise en volume problématique,… C’est en pratiquant des choses aussi diverses que se fait l’architecture.
C’est par un laborieux travail de l’archive autrement dit que se définit son domaine d’action.
Dans son livre Mal d’archive, Jacques Derrida définit L’arkheïon des grecs anciens, comme un lieu où sont entreposés des textes de loi, les commandements. Une sorte de maison de magistrats, un lieu qui archive en somme. Il apparaît dés lors que sous l’emprise du projet, l’architecte ne peut éviter de remettre en jeu l’étymologie de l’architecture, son essence même, sa vérité. Qu’est-ce que ce métier censé mobiliser le plus de matière possible comme le rappelait Hegel, et qui pourtant ne se passe jamais d’archive, de papier, de document, de règle, de norme ? Bref l’architecture est un ogre quand elle emploie autant de matière que de symbole. Être architecte, c’est œuvrer toujours dans l’archive-tecture.
Entreprendre une philosophie du problème
Pourquoi une philosophie du problème ?
Parce qu’on a toujours tendance à aborder les problèmes comme si nous voulions qu’ils n’existent plus. Ce qui présente une aporie car peut-on réellement se passer des problèmes?
Y a-t-il une vie possible sans problème et si elle existait voudrions-nous vraiment la vivre?
Premier postulat : il n’y a pas de politique, il n’y a pas d’art, pas d’amour, pas de vivre ensemble sans problème.
En politique comme en amour parfois, le problème c’est l’autre. Or pourquoi vouloir faire sans l’autre quand on sait de manière théorique qu’il y aura toujours une altérité. Par conséquent comme faire avec l’autre ?
Anéantir cet autre, c’est en définitive en créer un autre qui le remplacera.
Deuxième postulat : vivre avec l’autre.
Cet autre, chacun l’invente pour soi en somme, il est notre reflet sinon nous aurions fini par fusionner, ne faire qu’un dans l’indistinction la plus totale. Cet autre, nous sommes son reflet également. Nous nous sommes rencontrés et cette rencontre a un sens, c’est le sens d’une histoire. Histoire mythique du maître et du servant de Hegel.
Autant choisir son autre ou comme disent les maîtres en stratégie choisir son ennemi.
Il se pose donc une question qui est celle de savoir si le problème ou autrement dit l’autre, est inclus par défaut à la structure de notre subjectivité (Hegel). Qu’est-ce que veut dire alors se poser des problèmes ? Rechercher des problèmes ?
Troisième postulat : La solution
Résoudre un problème, c’est le déplacer ou créer un système suffisamment restreint pour en limiter les effets. La solution est un périmètre.