Design et communication

Professionnels de la profession

Cette convention qui veut que la communication soit l’affaire d’un professionnel, en l’occurrence le ‘communicant’, repose sur la naïveté des uns et l’intérêt des autres.
Au moins peut-on prétendre que cette posture n’est pas celle du design tel que nous tâchons de le mettre en œuvre dans notre atelier.
En réalité, chacun est capable de contribuer à un projet de communication. Voilà une science de sot. Et les chefs d’entreprise sont souvent suffisamment lucides pour contribuer, voire assurer leur projet de communication. Celle-ci est en ce sens, moins un discours d’expert que l’exercice d’une certaine sensibilité, voire intelligence.
En somme, nous ne faisons pas de communication, elle se fait, et la seule expertise valable dans ce domaine, sans duplicité, ne serait que technique.

La mise en œuvre du communicable ne pourrait en effet se faire sans de sérieuses connaissances sur les moyens, les ressources et tous les supports possibles. Ce potentiel technique qu’ouvre la question du support notamment dans l’élaboration du projet de communication, identifie bien le rôle du designer.
« Ainsi pour être un bon designer, il faut avoir une connaissance exhaustive de toutes les ressources contemporaines et être capable d’en dégager les tendances. » écrivait Laszlo Moholy-Nagy dans son article Nouvelle méthode d’approche, le design et la vie.


Sens et signification / design et communication

Si la communication et le design sont l’affaire de signes, ils se distinguent pourtant dans leur façon respective de l’exploiter.
En effet, la communication est principalement préoccupée par la signification, comme si celle-ci avait fonction de substance. Au contraire le designer graphique est plutôt attiré par le sens, c’est-à-dire un ordre sémiologique où ce n’est pas la signification des signes qui prime mais le rapport entre les signes qui doit parler. Il s’agit dans ce cas de capter un effet de structure plutôt qu’une croyance en l’adhérence des significations au monde des choses.
Par exemple en communication, il sera donné à la lettre « S » différentes significations comme la souplesse, le serpent, le son, le silence, etc. répondant pour ainsi dire à un potentiel d’itération quasi infini.
Au contraire, le design n’est pas tenté par une dérive imaginaire, son approche est d’abord descriptive. Dans cette perspective, le « S » est tenu à son environnement par un rapport. Tout l’objet du design graphique consiste alors à comprendre les règles formelles ou sonores que chaque signe entretient avec les autres, le « S » avec les autres lettres. Or c’est bien cette mise en rapport qui caractérise l’approche sémiologique. Ainsi une lettre est considérée dans son environnement fini, selon sa position dans l’espace, son usage, son traitement graphique et tous les critères susceptibles de faire structure, à condition qu’ils constituent un rapport. Tel est le sens du signe qui vaut pour le designer.


De la retenue

Si une autre formule célèbre et tout aussi décisive explique l’origine d’une certaine retenue dans l’art de communiquer, c’est bien celle de Lacan qui disait : « avant d’adresser quelque chose, le signifiant s’adresse à quelqu’un ». Cette mise au point est fondamentale parce qu’elle met d’accord le design et la communication, et cela, malgré leurs divergences. Il apparaît donc qu’aucune de ces pratiques ne peut œuvrer en dehors de cet horizon qui ramène tout usage des signes à son principe le plus sommaire : stimulus / réponse ou émetteur / récepteur. Si bien qu’il est presque plus juste d’affirmer après Lacan que le signifiant est reçu avant d’être émis, et tant pis pour le paradoxe temporel ; l’essentiel à retenir étant que l’émetteur ne vaut pas sans le récepteur, et le message non plus. Encore une fois, comme chez Mc Luhan, la substance du message est ici minorée au profit d’un effet de structure. Par conséquent, il faut pour la communication et le design une science de l’autre, car ce qui prime dans son cas est une forme d’altérité qui prend tantôt le nom de spectateur, tantôt celui de public, d’audience, de masse. En supposant que ce qui vaut pour un sujet vaille pour un collectif, ce qui n’a rien d’une évidence, même si cette hypothèse a le mérite d’être utile pour penser la communication. Qu’à cela ne tienne, ce qui compte ici est de montrer la capacité du sujet à compléter le signifiant selon les principes rappelant ceux de la gestalt-théorie, notamment la loi de la clôture. Ce sont alors des facteurs externes qui sont déterminants pour la compréhension du signe. Mais comment connaître l’autre pour être sûr de l’atteindre ? Telle est la question que les sciences humaines investissent parfois pour le compte de la communication et du design. Mais il ne faut pas se tromper, quand Lacan produit une théorie des discours, il le fait d’abord pour la psychanalyse, même si cette théorie pose par la même occasion les bases d’une possible science de l’autre. En l’occurrence, il identifie quatre positions du sujet dans l’ordre du discours, ce qui donne : les discours du maître, de l’hystérique, de l’analyste et de l’université. Or cette approche catégorielle finit par donner à ces registres discursifs une certaine teinte au message, voire une certaine consistance. À chaque design et à chaque communication en somme de connaître son registre d’abord, et celui de l’autre ensuite. Nul ne saurait se soustraire à cette altérité dans l’élaboration de son message. Par conséquent inutile de trop en faire ou de trop en dire, si les fins d’une communication, d’un message, d’une image, d’un signe sont extérieures à sa substance.


Le mot d’ordre

Émetteur, message, récepteur sont les trois conditions de la communication. A envoie un message à B qu’il reçoit, et B peut renvoyer un message à A. Or ce que Lacan introduit dans ce principe de base, ce sont des divisions, c’est un partage du « dire ». Bien que fidèles à la linguistique, le structuralisme et ses poursuivants se comportent en réalité de façon peu orthodoxe vis à vis de la communication. Si son fonctionnement binaire est valable pour l’informatique, il ne suffit pas à convaincre la psychanalyse, ni davantage la philosophie. Déjà, Platon avait en son temps, ouvert une voie en départageant l’écrit et l’oral, le sophisme et la dialectique socratique, préférant en toute fin, le formalisme des mathématiques à tout discours. Or quand le structuralisme (Lacan, Barthes) aborde le langage, il le fait sans détour, le plus pleinement possible, mais toujours en gardant un œil vigilant sur les recours trop naïfs à la langue, sur les rapports dits naturalistes comme l’écrivait Barthes. Suivant le fil de cette tradition critique, Gilles Deleuze propose une distinction qui ajoute encore une division au sein de la communication. Quand il affirme que « l’art ne communique pas », c’est justement pour rappeler la communication au monde pauvre de l’information. « Informer, c’est faire circuler un mot d’ordre », disait-il.

C’est dans Mille Plateaux que Deleuze et Guattari précisent cette question du langage. « L’ordre ne se rapporte pas à des signi­fications préalables, ni à une organisation préalable d’unités dis­tinctives. C’est l’inverse. L’information n’est que le strict mini­mum nécessaire à l’émission, transmission et observation des ordres en tant que commandements. ». Dans ce chapitre, Postulats de la linguistique, le constat est plus amer encore, dans la mesure où le mot d’ordre se produit à un stade élémentaire de la pratique langagière, ces petits riens de la communication humaine. « Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort – Un verdict, disait Kafka ». De leur critique du mot d’ordre, Deleuze et Guattari cachent difficilement leur méfiance à l’égard du langage, parce que « Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie. »

« Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir. » Mille plateaux s’inscrit en faux contre l’opportunisme de la linguistique qui voit dans la communication l’occasion d’établir sa légitimité scientifique. Pourtant la production humaine, même restreinte aux signes ne pourrait se réduire à la communication et à ses lois. Pour le comprendre, Deleuze et Guattari en appellent à un « pragmatisme linguistique » qu’ils retrouvent dans une certaine littérature. Il ne s’agit pas seulement d’élaborer une esthétique, mais une approche qui articule l’anthropologie, la politique, la sémiotique, qu’il désigne par le terme de schyzo-analyse. Dans le champ de cette pratique, leur philosophie s’attache à décrire des singularités, des idiosyncrasies qui font office de concepts, par exemple le bégaiement, non pas la pathologie qui paralyse l’élocution, mais la tendance stylistique à répéter pour faire varier. « Bégayer dans sa propre langue », jusqu’à évoquer le bilinguisme des écrivains qui se trame dans leur langue propre. Pour échapper aux contraintes du mot d’ordre, Mille plateaux évoque la puissance de la variation continue, et de la ligne de fuite que Deleuze oppose aux coordonnées fixes de la langue, de la couleur, du dessin. La ligne de fuite est un concept majeur de sa philosophie qu’il articule à la pensée rhizome. Dans la mesure où un élan de vie guide cette production de concepts rien n’en arrête franchement la liste qui s’étoffe de livre en livre.

Connaissant la position de Deleuze qui en vint même à parler de résistance à l’encontre de la communication, de l’information et de la publicité, il reste à situer le design dans ce rapport de force. Le design relève-t-il du mot d’ordre ? Quel type de discours sert-il ?

A priori les chances sont minces de voir le design dégagé de toute influence du mot d’ordre, de la « bonne » pratique, de l’usage convenable… L’exemple du mode d’emploi, de la notice d’utilisation n’est pas seulement anecdotique, il est révélateur de cette influence. Si chaque produit commercialisé est accompagné de sa consigne d’utilisation, c’est bien pour garantir une « bonne » manière de faire. Par ailleurs, si ce genre d’appendice textuel s’impose aux habitudes d’utilisation, est-ce parce que le design n’est pas certain de ses propre moyens ou est-ce pour prescrire une manière précise et unique de faire ? Comme si une poignée, un bouton, un contenant, étaient incapables malgré leur évidence formelle de communiquer leur fonction de manière intuitive. Dans la plupart des cas, force est de constater que le design se pare d’artifices textuels pour assigner aux usages et aux comportements un certain ordre de marche. Tel serait la marque d’une soumission du design à l’influence du mot d’ordre. Aveu de faiblesse, précaution inutile ou enfin convention, en tout cas la notice d’utilisation n’est pas anodine car elle remet en question la reconnaissance même du design, autrement dit sa légitimité. En effet, l’évidence et la simplicité d’utilisation sont un gage d’excellence qui fait toute la raison d’être du design, c’est dans son contrat. Même si cet idéal n’est possible qu’au prix d’un effort formel important, suffit-il une fois atteint, à sortir le design de sa position de faiblesse ? Rien n’est moins sûr, étant donnée que l’idéal du design consiste à rendre le produit et l’environnement suffisamment signifiants, de l’ensemble au détail, du dessin à la matière. Or cette mise en ordre que le fonctionnalisme d’ailleurs appelle de ses vœux tout au long du XXème siècle, s’applique justement à coordonner conjointement des objets et des usagers, pour ne pas dire, à les mettre au pas pour qu’ils « fonctionnent » ensemble. Difficile dans ce cas de nier plus encore la participation du design à la prescription d’un ordre social, que la manière soit manifeste ou implicite, grossière ou subtile. Rien dans l’étude du design ne montre une quelconque résistance à la diffusion d’un mot d’ordre.

Toutefois, à suivre plus encore l’analyse de Deleuze et Guattari sur les manières de contourner ce péril que constitue le mot d’ordre, il apparaît que le design a encore une carte à jouer. Il faut pour cela prendre en compte ses multiples modes d’existence et d’expression. C’est justement dans le design graphique, peut-être parce qu’il relève en premier lieu du langage, qu’une possibilité d’échapper au mot d’ordre s’envisage. La manière dont la production de la typographie moderne résonne parfois avec les concepts développés dans Mille Plateaux est à prendre au sérieux. En effet, dans le champ du design qui n’est pourtant pas l’affaire de ces philosophes, rien ne semble mieux mettre en scène simultanément le mot d’ordre et son bégaiement. L’emploi graphique de la répétition et de la décomposition des formes dans les affiches russes, dans le graphisme suisse, allemand, hollandais, polonais, français, anglais attestent de cette forte tendance à produire des « lignes de fuite » dans les énoncés. Un toussotement « lyrique » des lettres, des mots et des phrases chez Massin. Un bégaiement tragique chez Philippe Apeloig qui produit de véritables saignées dans les énoncés. Voilà qui fait bégayer la langue comme Dada savait déjà le faire, dans les Merzbau de Schwitters ou dans son Ursonate. C’est certainement lorsqu’une distance franche est prise avec la signification que le langage s’écarte enfin du mot d’ordre, au risque d’une confusion dans les énoncés. Et cela, le design graphique le fait remarquablement bien. Par conséquent, quand le design aborde le langage, il le fait au détriment de la communication, de son principe binaire. Pourtant le design graphique, en art appliqué qu’il est, se met souvent au service de la communication. En effet, la communication et la publicité sont les industries qui emploient le design graphique. Mais n’y a-t-il pas malentendu dans ce rapport de subordination ?

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