Graphisme et aveuglement

Le graphisme contrairement à la peinture est un phénomène qui ne se laisse pas regarder. Lorsqu’une composition graphique comme un logo ou une affiche est réussie, ce n’est pas un signifié qu’elle communique puis une chaîne de signifiants/signifiés mais plutôt un effet qu’elle exécute. L’immédiateté de cet effet est aveuglant, empêchant par là tout exercice de la contemplation, les facultés du regard étant pour ainsi dire paralysées dans une sorte de boucle graphique. Un larsen visuel. C’est le syndrome du tout aussi fameux qu’épouvantable logo Carrefour. Le regard est pris au piège dès lors qu’il perçoit une flèche au lieu du C ou (plus rarement) un C au lieu d’une flèche. Effet Gestalt, l’œil ne pouvant voir les lettres ensemble, c’est l’une ou l’autre.
Tandis que la peinture embrasse généreusement le monde, convoquant des créatures et des êtres de toute nature dans son cadre et dans sa profondeur, l’œuvre graphique en revanche manifeste une tendance à fonctionner en vase clos. Comme le palindrome, le logo idéal n’a d’égal que son contraire. L’infini du logo se loge dans la boucle, le circuit fermé, dans le mauvais infini comme l’entendait Hegel, celui qui ne tolère aucune négation. C’est peut-être le sens des sculptures de Max Bill, ces sortes de rubans de Moebius incluant à la fois intérieur/extérieur, le dehors et le dedans. Cette production un peu à part dans son œuvre, loin d’être une pure fantaisie du designer, laisse penser que s’y dessine une métaphore des systèmes clos alors identifiables dans le design, comme des diagrammes de la création graphique rendus à la matière.

Max Bill et sa sculpture

À la question : le graphisme est-il un art ? Il faudrait d’abord faire remarquer son sens de l’astuce et de la farce. Un penchant dont les typographes les plus rigoristes, c’est-à-dire les suisses et les fonctionnalistes, se sont toujours méfiés. Quand la typographie est toute dévouée à l’œil, le graphisme joue la ruse. Les Suisses (Ruder, Frutiger, Müller-Brockmann) hésitent à produire des logos malins qui font parfois l’effet d’une blague facile. À l’étude leurs créations majeures apparaissent comme de simples signatures typo, des dessins de police ou des principes de composition. Leur système formel est ouvert. Prêtres de la lisibilité et de l’ordonnancement visuel, peu succombent en réalité à la tendance pop du design graphique dont l’effet finit toujours par gagner le consensus.
Un enseignant de l’Ensad disait souvent “Les graphistes sont plus malins que les artistes…” Rivalité à laquelle les typographes de la tradition moderne se gardent bien de participer.

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