Le graphisme, le design et ses problèmes

Cet article vise à déterminer le paradoxe à partir duquel s’établit la possibilité d’une pédagogie du design graphique. Il propose pour cela la lecture de quelques textes relatifs à la fondation du design.

Au risque de l’évidence, le graphisme est une discipline qui tend à s’instituer en langage, tout dévoué au signe qu’il est. Lettres, images, couleurs constituent une sphère de signes qui est aussi celle du graphisme.

Si la formule de Kandinsky Point et ligne sur plan convient à la peinture et à la sienne en particulier, elle s’applique aussi parfaitement au graphisme à la suite de ce grand mouvement de rationalisation des arts qui a lieu au début du siècle. L’influence du Bauhaus ne fait ici aucun doute, là où les arts appliqués tentent de s’émanciper de leur carcan décoratif, se déploie une grammaire formelle riche et structurée dont l’origine revient principalement à cette école. Dans son texte « Le cursus d’enseignement au Bauhaus », Walter Gropius met en évidence cette dimension linguistique quand il écrit : « L’être humain qui forme et construit doit apprendre un langage conceptuel particulier pour que ses représentations deviennent visibles. Ses moyens linguistiques sont les éléments de formes et de couleurs, les lois de la construction. »

La première hypothèse est que cette volonté esthétique nouvelle, hisse le graphisme au rang des beaux-arts. Mais comment expliquer cette reconnaissance académique tandis que la peinture tente au même moment de sortir de l’école, quitte à la remettre en cause définitivement ?
Il semble en effet que le graphisme est en position de relever le défi technique qui impliquait jusque-là la peinture. Au XXème siècle, en l’espace de quelques années, le graphisme et le design sont en passe de récupérer tous les savoirs en matière d’art, tandis que la peinture et les arts plastiques s’acharnent à les rejeter, faisant parfois même le choix de l’oubli. Ces circonstances font-elles pour autant de Kandinsky un graphiste ? En plus d’être peintre et écrivain, Kandinsky ne s’est jamais réclamé de cette discipline, lui qui reçut aussi une solide formation musicale. Bien qu’il demeure peintre (de chevalet qui plus est) le rôle de la musique dans son œuvre et dans sa proposition théorique n’est pas étranger à la façon dont la peinture se rapproche du graphisme à cette époque. Un tel rapprochement d’ailleurs ne vaut que parce que Kandinsky engage la peinture dans une sémiotique qu’il codifie dans ses écrits. Cette expérience pionnière montre qu’à ce stade de son développement parmi les arts, le graphisme relève d’un effort hybride.
L’autre artiste russe qui contribue largement à l’émergence du graphisme est certainement El Lissitzky. Sa sensibilité est bien différente de celle de son compatriote car son approche est plus directe, plus frontale, plus révolutionnaire en un sens. Son œuvre trouve dans la typographie et son fort attrait pour les signes, le point d’articulation entre toutes les disciplines, notamment entre le graphisme et la peinture, mais aussi entre la peinture et l’architecture, c’est tout le sens du Proun qui caractérise son travail. Chez El Lissitzky comme chez quelques autres en Europe du nord d’ailleurs, cette articulation est rendue possible par la grille typographique et la notion plus générale de trame qui se généralisent à toutes les disciplines, de la planche d’imprimerie au plan urbain. Comme par coïncidence ces procédés fondamentaux qui sont en partie à l’origine du constructivisme, succèdent à la fameuse fenêtre d’Alberti. De cette fenêtre, les modernes rejettent l’essentiel, c’est-à-dire la profondeur, la perspective, l’histoire, pour ne conserver que la trame et ses effets de tenségrité. Or ce parti-pris esthétique décisif, les graphistes y contribuent largement, si bien que leur exploitation de la trame à partir des années 1910 environ, les promeut en gardiens zélés de la règle, en chantres de la géométrie et de l’ordre. Des pionniers comme Jan Tschichold aux graphistes d’après-guerre comme Josef Müller-Brockmann par exemple, la trame (ou la grille) s’impose comme principe majeur pour comprendre le graphisme, la typographie et leur enseignement. Mais ce savoir artistique ne se traduit pas toujours sur le plan institutionnel, si bien que l’investiture du graphisme comme discipline académique est lente. Si ce nouveau statut s’impose difficilement dans les faits, c’est parce que les beaux-arts depuis le XIXème siècle vacillent sur leurs fondements, emportant avec eux toute initiative nouvelle dans leur entreprise révolutionnaire. Ce devenir eschatologique qui fait les grandes lignes de l’histoire de l’art a pour conséquence de freiner toute réforme, signant la fin de toute possibilité d’école. Qui aurait imaginé en effet dans ce contexte un substitut à la peinture et aux beaux-arts ? L’hypothèse est que le graphisme assure ce rôle avec la contribution involontaire mais notable de quelques « passeurs » comme Kandinsky et Klee, mais encore El Lissitzky et Van Doesburg pour ne citer qu’eux. Même si cette relève n’est pas désirée, même si elle est crainte ou méprisée parfois (Gropius dans un texte parle du « snobisme de l’artiste, bercé par l’illusion du génie » – Le Bauhaus, idées et organisation), le graphisme occupe malgré tout, peu à peu, le champ académique. Le design est sans aucun doute le principe régulateur qui permet ainsi d’installer le graphisme et la typographie avec, mais aussi le design produit, au cœur de la pédagogie des arts, l’architecture confortant sa place dans ce changement de paradigme. Puis, après diverses tentatives d’appellation, design graphique ou graphic(k) design finit par s’imposer. D’abord optionnel, le cursus de design graphique occupe enfin une place centrale dans certaines structures après la guerre. La place transversale, en un sens décevante que Walter Gropius semble accorder au graphisme est en réalité pleine de potentiels et de ressources pédagogiques. « Le cours de forme reste en rapport constant avec le travail artisanal, le travail de conception graphique perd ainsi sa finalité académique, mais devient moyen auxiliaire complémentaire. »- W.Gropius, Le Bauhaus, idées et organisation. Le rôle de Max Bill est à ce titre significatif, graphiste notoire formé au Bauhaus, il fut le premier directeur de l’école d’Ulm en 1953. Personne n’ignore non plus l’apport d’Otl Aicher dans cette école, comme si le geste de Gropius avait porté ses fruits. À cela il faudrait ajouter d’autres enseignants et graphistes remarquables comme Müller-Brockmann à Zurich, Emil Ruder à Bâle. À ce compte-là, les écoles d’art surent tirer les marrons du feu et trouver une légitimité suffisante pour maintenir leur présence institutionnelle. Même si pour Gropius, il s’agit plutôt de supplanter les beaux-arts, cette reconfiguration institutionnelle n’est pas sans donner un je ne sais quoi de réactionnaire à la situation. Une force conservatrice au XXème siècle a résisté au panache romantique des artistes, des avant-gardes qui au contraire prétendaient se passer de toute académisme parfois même de toute école. Or cette tendance « réactionnaire », pour le dire vite, serait négligeable si elle ne se vérifiait pas aujourd’hui à différentes échelles de la société, pas seulement dans le milieu du graphisme, du design et de l’architecture.
En effet il n’est pas rare d’observer un regain d’intérêt manifeste pour le monde académique, dans des pratiques aussi diverses que le sport, la gastronomie, l’artisanat, voire l’entreprenariat, pour ne citer que celles-là. Ne dit-on pas des meilleurs joueurs de foot qu’ils jouent comme des artistes ? Les grands industriels américains à leur tour, comme Steve Jobs ou Elon Musk n’ont-ils pas profité de la mythologie des arts lorsqu’ils sont décrits comme des génies tempétueux, visionnaires, intransigeants ? Le succès des chefs cuisiniers dans les médias confirme aussi cette tendance. Leurs plats sont présentés comme de véritables tableaux de maître, composés, savants et délicieux. De plus, leur virtuosité exposée en direct est telle que la cuisine semble avoir confisqué aux arts le privilège de la performance.
Contre toute attente, les valeurs de l’art ont semble-t-il trouvé d’autres voies sans que le projet moderne ne s’en inquiète.
Cependant la comparaison avec la cuisine a des limites car le graphisme porte en lui les germes d’une modernité rude et exigeante qui n’a pas tous les attraits de la cuisine. Pour le dire simplement, le graphisme moderne est un art austère. Kant déjà avait prévenu les amateurs d’art contre le défaut que constitue la satisfaction des sens ou d’un besoin comme l’appétit, pire la gourmandise. L’esthétique n’est pas un contentement et à ce titre la gastronomie ne répond pas à ses critères. Jan Tschichold dans ses écrits sur la typographie est formel, le graphisme et en particulier la typographie ne sont pas des arts voués à satisfaire le plus grand nombre. « Une typographie parfaite est certainement le plus aride de tous les arts… Pour la plupart des gens, une typographie parfaite n’offre pas d’attraits esthétiques particuliers, car elle est d’accès aussi difficile que la grande musique. Dans le meilleur des cas, on en constate la présence avec gratitude. » Livre et typographie p13. Le graphisme suisse et allemand d’après-guerre est connu pour son goût de la simplicité et de la rigueur qui repousse toujours plus loin les limites du plaisir esthétique. Le fonctionnalisme, le minimalisme en design vont d’ailleurs dans ce sens. Il faut parfois de grandes ressources subjectives pour tirer un quelconque plaisir de formes aussi sommaires produites par le design suisse, allemand ou nordique. Longtemps, less is more ne fut pas à la portée de tous et un biais de distinction sociale qu’Ikea et d’autres enseignes surent démocratiser, par la suite.

En somme, malgré son statut mineur dans le domaine des arts, au regard de l’architecture et du design-produit qui font autorité dans les écoles, le graphisme a su trouver sa place dans les écoles d’art. Son rôle auprès des événements historiques les plus importants du siècle passé a certainement favorisé sa reconnaissance après les deux guerres. Peut-être le graphisme doit-il à son agilité naturelle le privilège d’avoir participé d’aussi près au cours de l’histoire. Le recul aidant, il faut reconnaître que rien n’illustre mieux les périodes révolutionnaires et les grands bouleversements de société, que les affiches, les tracts, les imprimés de toutes sortes. De l’ascension des bolcheviks à la conquête spatiale, le design graphique est au rendez-vous et constitue aujourd’hui une pièce majeure dans les études historiques. Force est de constater que c’est donc la propagande qui déploie pleinement son potentiel et c’est peut-être là tout son drame, d’être ainsi exposé à la manœuvre des discours.

Après avoir servi l’action politique au point de s’y confondre, le bolchévisme est exemplaire à ce titre, le graphisme s’est naturellement résolu depuis, à servir l’État, dans ce qu’il est entendu d’appeler le service public : la grande passion du graphisme français en l’occurrence. De l’école à l’État, en passant par le militantisme politique, le chemin est court. En outre, certainement fallait-il la force de l’État pour maintenir ce langage artistique nouveau en sa forme pure, c’est-à-dire la plus proche des prérequis pour prétendre aux beaux-arts. En France notamment, la production graphique pour l’État est particulièrement remarquable, surtout dans le domaine de la culture (les travaux de Pierre Bernard et de Philippe Apeloig couvrent notamment à eux deux, un éventail stylistique représentatif de cette production). Or qu’est-ce qui motive au fond un tel soutien institutionnel, qu’est-ce qui justifie cette reconnaissance du design graphique par les instances publiques et académiques ? Est-il en péril pour mériter un tel soutien ou au contraire est-il une force que l’État a raison de ranger à sa cause ? Si une telle question s’impose, c’est certainement parce que le lègue moderne que porte le design graphique n’a rien d’une évidence.
Après examen, il faut bien admettre que les termes Design, graphisme, typographie désignant une même discipline font aussi état d’une disjonction manifeste. Malgré l’effort théorique, artistique et institutionnel accompli depuis le XIXème siècle, l’association du design et du graphisme n’est pas une solution sans défaut. L’hypothèse qui gagne alors l’étude de chacun de ces domaines est qu’une tension discordante demeure dans sa pratique, de telle sorte que la question de l’académie se pose. En effet, après quelques décennies d’exercice, ne faut-il pas s’étonner que le design graphique accouche d’une école ? Non pas que l’école soit inutile dans son cas, au contraire, mais qu’il fut possible d’en fonder une sur la base d’un projet discordant, sur une discipline en tension dont il convient ici de déterminer l’amplitude. Cette tension, le philosophe Pierre-Damien Huyghe en repère les effets dans son livre sur le Bauhaus et montre par exemple comment elle influence l’approche pédagogique de l’école, au risque d’une direction toujours hésitante, « sans solution arrêtée » comme il l’écrit. Par comparaison, Pierre-Damien Huyghe forge l’idée d’une impossible cathédrale pour désigner le projet moderne du Bauhaus. Mais loin d’en faire un défaut, le philosophe en distingue toutes les potentialités. Or c’est bien en s’appuyant sur celles-ci que les écoles d’art traditionnelles tentent le pari du design. Mais dans ces conditions de tension structurelle, quelles sont les possibilités pédagogiques qui s’offrent à son enseignement ? Deux options semblent se dessiner : soit l’école prend parti, soit elle trouve des compromis. Ce sont justement ces postures qu’il convient d’évaluer ici. Avec qui et avec quoi les écoles de design sont amenées à négocier, pour faire valoir leurs disciplines et leur approche, dans la société, auprès de forces de production et des organes de pouvoir. Cet enjeu, le Bauhaus en a notamment (et notoirement) fait les frais, et il constitue de ce fait un point d’observation exceptionnel. Son étude historique d’ailleurs ne résiste pas à la réalité de cette tension et du clivage sur lequel repose sa soigneuse organisation. C’est d’ailleurs tout l’objet du livre de Pierre-Damien Huyghe. Les passages de relais entre chaque directeur sont de ce point de vue significatifs, en particulier entre Moholy-Nagy et Hannes Meyer qui, pour sa part, tente de rompre tout simplement avec l’art. Mais c’est sans compter que déjà chez Gropius demeurait un clivage qui semait le doute tout au long de sa direction, entre l’approche artisanale qu’il développa à Weimar et le modèle industriel promu à Dessau. De la même manière, « la présence obstinée et patiente » de Kandinsky et Klee comme l’écrit Pierre-Damien Huyghe, est assez parlante. En effet le rôle de ces deux artistes surprend par la longévité de leur charge et par leur position toute aussi excentrée que fondamentale dans l’organigramme de l’école. Si la cohérence pédagogique de l’école manque d’une ligne claire, n’est-ce pas en dernier lieu pour couvrir tous les possibles ? À défaut d’être optimal, n’est-ce pas une approche maximale que semble privilégier depuis ses origines, l’enseignement du design. C’est probablement pour cette raison que Gropius rappelle de manière un peu obsessionnelle, l’importance de l’unité à l’occasion de nombreuses prises de parole. « Le principe directeur du Bauhaus est donc l’idée d’une nouvelle unité, le rassemblement de plusieurs arts, tendances et manifestations, en un tout indivisible, ancré en l’homme lui-même, et qui ne trouve son sens et sa signification qu’à travers la vie animée. Le Bauhaus, Idée et Organisation – Walter Gropius ». À ce clivage structurel qui caractérise donc le design, s’ajoute probablement une dépendance forte aux contingences de production ainsi qu’aux circonstances économiques et sociales qui ont à la fois motivé et usé son modèle. Dans un entretien passionnant avec Catherine Geel, le designer Andrea Branzi pousse ce constat plus loin encore dans ce sens, en décrivant un fatalisme propre à l’école de design. « Une école dit-il, peut vivre huit ans, mais au bout de dix ans, il faut fermer. Il faut fermer parce que toutes les grandes écoles ont une vie. Et à chaque fois, vous le remarquerez, les fermetures ont eu lieu d’une façon tout à fait dramatique ».


Si l’histoire de l’art présente le design comme une sorte de principe unificateur, il n’en demeure pas moins pris dans un clivage que l’école ne peut contenir. Le couple design / graphique n’est donc pas une coquetterie de langage, mais l’expression d’un contraste, d’une tension entre deux pratiques. Il est en effet remarquable d’observer qu’autour de 1919, le graphisme n’est pas une exclusivité institutionnelle et pédagogique mais également un enjeu révolutionnaire. En effet, une certaine formulation du design graphique non moins majeure que celle initiée par Gropius et son équipe, prend place au sein du mouvement Dada. Si bien qu’entre Dada et le Bauhaus, le design graphique ne sort pas indemne, ni entier. Plus qu’une double influence, c’est d’une coupure primordiale dont il s’agit, engageant alors une formidable contradiction au sein de la typographie et de toute composition imprimée. Désormais le design graphique dépend d’un clivage entre un principe de construction d’abord, côté Bauhaus, avec par exemple Jan Tschichold, Herbert Bayer, Max Bill et un principe de déconstruction ensuite, côté Dada avec notamment Hartfield, Schwitters, Hausmann, Lajos Kassák et « Ma » entre autres revues. Mais ces deux principes manqueraient de sens s’ils ne s’articulaient pas comme l’endroit et le revers d’une même pièce. Là se tient probablement tout l’enseignement à tirer du design graphique. N’est-il pas vrai que lorsque le graphiste construit, il déconstruit en même temps ? Dans Le destin des images, Jacques Rancière distingue à sa manière cette phase esthétique singulière de la modernité et la décrit non sans malice, comme une « perversion diabolique ». Mais loin d’être isolée, cette pratique est largement partagée à la même époque, surtout par le constructivisme russe. En effet, l’étude du design graphique ne serait pas complète sans évoquer l’apport des russes et leur influence sur Dada et le Bauhaus. En effet, le constructivisme n’est jamais aussi effectif que lorsqu’il dé-construit, tel est son paradoxe. S’il fallait définir d’ailleurs le constructivisme, c’est certainement son expression déconstruite ou son aspect décomposé pour le dire autrement qui irait de soi. Pour cela, l’échelle du design graphique est sans doute le meilleur moyen d’éclairer ce double mouvement qui sous la coupe du modernisme touche en réalité toutes les disciplines. Et Jacques Rancière de préciser : « La peinture pure et la peinture “dévoyée” sont deux configurations d’une même surface faite de glissements et de mélanges. » – ed. La Fabrique, P.120. « Dévoyé » ici désigne la déconstruction en l’occurrence. Mais si ce clivage dialectique trouve dans le design graphique la meilleure expression, au point d’en faire une signature de l’art moderne, c’est probablement en raison de sa proximité naturelle avec le langage, (d’où son attachement certain à la politique). À l’évidence, le graphisme n’est rien d’autre qu’un design du langage et des signes qui le constituent, donnant raison en un sens à Otl Aicher quand il écrit que « le design dégénère en signe ». Or rien ne saurait mieux montrer la déconstruction ou la décomposition, que le désordre des mots, des énoncés et du langage lui-même. Pour le dire autrement entre Rodtchenko et Hartfield tout est affaire de nuance.

En somme qu’est-ce que la théorie de Kandinsky et de ses compatriotes russes ont en commun ? De même qu’est-ce que Dada et le Bauhaus partagent sans condition, sinon le démantèlement de la peinture en pièces graphiques ? Un jeu graphique toujours en formation, libre de toute référence et parfois arbitraire. Un triangle rouge, un cercle blanc chez El Lissitsky, un carré noir chez Malevitch, des aplats de couleurs chez Mondrian, des pastels chez Van Doesburg, des ondes de couleurs et des lignes chez Kandinsky, une proto-écriture chez Klee. Forte de cette dimension graphique, la peinture s’aventure dans le voisinage de la sémiotique, et prend peu à peu conscience de sa nature « signifiante », jusqu’à la caricature parfois, qui pousse par exemple Kandinsky à lire ses tableaux comme des partitions musicales, à la manière d’un chef d’orchestre. Qui saurait distinguer sur un plan fondamental, c’est-à-dire purement plastique, la différence entre graphisme et peinture ? Ce qui est fait pouvant être défait, l’art s’en trouve à jamais transformé. Tandis que la peinture classique veillait à masquer les effets de la composition pour ménager le choc visuel de l’image révélée, la peinture moderne au contraire ne cache pas ses méthodes. Si bien que créer, peindre, c’est faire et défaire à la fois, composer et décomposer, construire et déconstruire, sur une même ligne de conduite. Dès lors si la modernité ou plutôt le modernisme devait prescrire un ordre aux artistes, certainement serait-il celui de cette ambivalence dont doit rendre compte le tableau. À chaque peintre alors, d’arrêter son geste sur la ligne de tension entre la construction et la déconstruction. N’est-ce pas ce qui peut s’entendre lorsqu’El Lissitzky parle de station ? « Station d’aiguillage entre la peinture et l’architecture », comme une autre façon d’exprimer la déconstruction et la construction. Dans ce contexte, l’artiste n’a parfois que le titre pour décider d’une orientation particulière et s’en convaincre. Kandinsky par exemple maintient l’idée de composition, les constructivistes de construction, même si plastiquement rien n’est avéré, même si la question se pose toujours. Peut-être que les notions de Proun, de Merz, ou encore d’Architecton pallient justement au recours souvent précipité à des catégories esthétiques trop restreintes, ou du moins peu propices à restituer le mouvement de la création. Les noms en « isme » si souvent moqués et parfois moqueurs (impressionnisme, cubisme sont notoirement péjoratifs) tirent ici de leur suffixe, plus de pertinence que de leur radicaux. En effet un « isme » dans les arts en tout cas, exprime d’abord un mouvement. Précisément, c’est bien d’un mouvement dont il s’agit pour l’artiste qui fait l’épreuve de cette tension, de cette « surface faite de glissements et de mélanges» dont parlait justement Jacques Rancière.

Il semble en effet que le peintre moderne s’inscrive dans un monde ouvert, en tension ou comme disait justement les constructivistes en « tenségrité ». L’art moderne qui ne fut pourtant pas en mal de certitude, n’est toutefois pas épargné par le sens tragique d’une esthétique toujours tiraillée entre deux fronts. Baroque ou classique, dionysiaque ou apollinien, constructiviste ou « dévoyé », bref, il semble que toute taxonomie montre des limites lorsqu’elle s’applique à l’art et à sa transformation en design. Après tout, de quelle consistance construire et dé-construire sont-ils faits ?

Concrètement, il est bien difficile de déterminer si une œuvre construit ou si elle dé-construit ou encore, si une œuvre est plus constructiviste qu’une autre. Ainsi, l’art moderne se présente comme si cette dialectique ne valait que théoriquement, voire rhétoriquement. Dans les faits, qui décompose, qui déconstruit le plus entre un cubiste et un constructiviste ou à l’inverse qui construit le mieux entre un abstrait et un dadaïste ? Après tout El Lissitzky fait parfois des choix déconcertants pour le constructiviste patenté qu’il est. Pour le vérifier l’avis des béotiens n’est pas inutile, quand aux Prouns il est reproché trop de flottement, un manque de sens. Si formalisme il y a donc chez les artistes russes bolchéviques, il est surtout destiné à produire de l’espace où le mouvement est libre, où des possibles doivent advenir, « Notre architecture, tourne, nage, vole. » écrivait El Lissitzky. Malevitch à son tour écrivait en 1916 : « Ici sur ces surfaces planes, on réussit à obtenir le courant du mouvement lui-même, comme par contact électrique » – Écrits de 1916. La forme ici n’est pas faite pour décrire un objet dans le tableau, mais plutôt pour dresser un espace, non pas le lieu aristotélicien défini par le repos, mais un espace qui se rêve en énergie pure. Quitte à ce que ce désir de mouvement puise dans un nouvel ordre cosmogonique sans fondement scientifique (même si beaucoup ont parlé de 4ème dimension), le constructivisme a au moins la qualité de lancer l’art sur la voie d’une certaine autonomie. Le bénéfice est esthétique et politique car dorénavant l’art moderne compte parmi les disciplines pour lesquelles il y va de son discours propre, de sa « science ». Lorsque Sigfried Giedion écrivait « Espace, temps, architecture », la peinture de son côté tissait également des rapports entre l’espace, le mouvement et les signes, et tout cela constitue au XXème siècle, le cadre d’une discipline autonome. Les futuristes à leur tour ne s’y trompaient pas en vouant un culte à la vitesse, car l’autonomie, c’est d’abord cette libre circulation des signes dans l’espace, à des vitesses variables, selon des choix de modalités plastiques revenant à chaque artiste. Dans ce cas, le peintre apparaît comme une sorte de physicien qui vise surtout à constituer les conditions de possibilité d’un nouvel art, son cadre spatial, sa géométrie imparfaite. Les constructivistes mais plus loin d’eux, Marcel Duchamp et son Grand verre, Paul Klee et son approche matricielle, participent à cette probable classe d’artiste-physicien. Forte de cette efficacité, c’est peu dire que la peinture réussit sa transformation au tournant du siècle, tellement ses modes d’expression se diversifient, tellement son potentiel se réalise et s’articule à de nombreux domaines, le cinéma, la musique, la scène, la poésie, …
De cette autonomie acquise, le design (architecture comprise) et en particulier le design graphique tirent un grand bénéfice sur les plans institutionnel, esthétique et pratique. Mais se satisfaire de cet héritage ne donnerait ni une image juste, ni un tableau complet de la situation, car le design ne doit pas tout à la peinture. Il faut à ce titre reconnaître à la philosophie une certaine influence (ou coïncidence) sur la façon dont le design formule à son tour, un régime d’autonomie qui lui est propre. Cette influence n’est pas celle de quelques auteurs, quoique, mais plutôt celle d’une passion partagée pour le problème. En effet, il faut reconnaître au designer comme au philosophe un goût prononcé pour problème. Or quels sont les problèmes qui concernent le design et comment ce dernier transforme-t-il chaque problème en projet ? Telles sont les questions qui mobilisent alors le design comme une philosophie…

En cours d’édition…


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