Les limites de la fonction

ESSAI SUR L’ORIGINE DES FORMES EN MATIÈRE DE DESIGN

Si la formule de Louis Sullivan, « La forme suit toujours la fonction », sonne comme un commandement aux oreilles des artistes, designers et architectes, c’est parce qu’elle ouvre un espace. Un espace vaste qui semble dépasser le périmètre d’action de l’architecture. Est-ce un comble pour celui qui chérissait les gratte-ciel ? « L’une des plus magnifiques opportunités que le Seigneur de la nature dans sa bienfaisance ait jamais offert à l’esprit fier. » Tout compte fait,le projet théorique de Sullivan est une provocation visant à sortir l’architecture de sa zone de confort. Les enjeux sont plus grands et l’architecte, un challenger.

En plus de la hauteur, Sullivan voyait large. Dans son célèbre texte Pour un Art du gratte-ciel, il observe une force qui traverse toutes les choses de la vie en quête d’une « loi omniprésente» ou « loi telle qu’elle est dans la nature ». Sans la nommer, Sullivan convoque la phusis grecque comme si l’élégant costume du moderne cachait un pré-socratique sensible au « processus indicible que nous appelons naissance et croissance. »

Dans cet éloge de la vie témoignant d’une émouvante passion pour les gratte-ciel qui deviendront pourtant en un siècle à peine, un modèle d’aliénation par le travail, Sullivan impose à l’art de nouveaux devoirs. L’architecte est celuipour qui il y va de cette force vitale. « Allons-nous donc quotidiennement violer cette loi dans notre art ? » écrivait-il sur un ton culpabilisant. Une force vitale éternelle demeure donc, qui anime chaque instance de la vie et que ni l’architecte, ni l’artiste ne pourraient ignorer plus longtemps. Le gratte-ciel doit être en prise avec les forces vitales. Dès lors, quel art pourrait embrasser cette puissance et qui serait en mesure d’en relever le défi ? Dans la course de son élan prophétique, Sullivan s’engage et l’architecture avec lui pour « un art naturel et satisfaisant, une architecture qui appartiendra véritablement aux beaux-arts, dans le bon sens du terme. » Mais ce vœu à peine énoncé, doit-il pour autant laisser à l’architecture toute la responsabilité de cette ambition ? Non sans ergoter, il faut bien l’avouer, il semble qu’en conclusion du texte, les jeux restent ouverts, car le mot form de la célèbre formule ne concerne l’architecture seulement parce que Sullivan en fait son métier. En réalité quelque chose comme un autre art sans doute, travaille en profondeur cette formule. Quelque chose que Sullivan suppose relever des beaux-arts à tort ou à raison. Bref, une autre idée encore balbutiante à l’époque s’invite donc comme une hypothèse dans cette formule.  

Le contexte artistique qui enserre Pour un Art du gratte-ciel est à ce titre révélateur, si bien qu’il serait naïf de ne pas s’interroger sur les termes choisis par Sullivan. Entre Art&Craft et le Werkbund allemand, cette fin de siècle donne tout son sens à cette formule et son succès historique en témoigne d’ailleurs, jusqu’à ce que Lazlo Moholy-Nagy la discute après la guerre depuis Chicago, dans son texte Nouvelle méthode d’approche[1]. Il affirme à cette occasion qu’en matière de design, la forme ne suit pas seulement la fonction. Que la notion soit mise à l’épreuve de la dialectique ne la rend pas moins pertinente.

En définitive, l’hypothèse que la postérité retient du texte de Sullivan, est qu’il revient probablement au design d’assurer l’exploitation de cette force. Peut-être l’architecture ne suffit-elle plus à cette vue ambitieuse lancée au XXème siècle par Sullivan. Du moins le design aura-t-il son mot à dire, en se  reconnaissant dans ce vaste projet vitaliste. Le design pour la vie écrivait alors Moholy-Nagy, qui rappelait en même temps les conditions sociobiologiques de la discipline. La société, la biologie, la technique, la politique, et l’art, bref ! La vie pour le design. Quand à son tour Sullivan écrivait de manière quasi symétrique : « La loi de tout ce qui est organique ou inorganique, de toutes les choses physiques et métaphysiques, humaines et surhumaines, de toutes les manifestations effectives de la tête, du cœur et de l’âme,.. »

Ainsi, les quasi-axiomes que sont « Form ever follows function », comme le « less is more » de Mies Van Der Rohe identifient le design au milieu du XXème siècle. Deux formules qui ont la capacité d’instituer le design non pas seulement comme une discipline de plus, mais comme une procédure magistrale. Corrélativement le design permet l’exercice d’un discours libre qui expose ainsi toute forme de production à une saisie langagière. « La laideur se vend mal », « Ornement et crime ».

Mais ces formules toutes aussi fameuses soient-elles, créent des angles morts et leur spontanéité s’est depuis transformée en mot d’ordre. Or les faits sont là et un bilan est aujourd’hui possible. Le design ne suit pas seulement la fonction à supposer qu’un suivi soit de mise dans un domaine qui se réclame de la création, des arts et de la production. Dans tous les cas, le design ne pourrait se suffire de ces formules qui font l’académie de la modernité. Dès lors il est impératif d’enrichir cette question de l’origine des formes sans quoi le design s’expose à des malentendus et à des problèmes de méthode pour les étudiants. Il ne s’agit pas d’opposer au fonctionnalisme un autre régime, mais d’opérer par ajout, d’accepter la complexité d’une pratique qui historiquement s’inscrit entre deux mondes, celui de l’art et de l’industrie. L’approche poïétique de Sullivan est à poursuivre même si sa réponse naturaliste montre des limites. En effet, soumettre le design aux lois de la nature ou en faire une métaphore n’est pas anodin à l’époque où Sullivan écrit son texte. Tous les moyens sont bons pour l’architecte qui doit défendre une vision, et l’autorité d’un grand naturaliste comme Lamarck arrive à point. Celui pour qui justement la fonction fait l’organe. Avec cette manière d’hypostasier leur posture, les pionniers de la modernité comme Sullivan produisent des manifestes qui aboutissent souvent à de brutales prescriptions. Les exemples sont légions parmi les avant-gardes et cela, au moins, depuis Les sept lampes de l’architecture de John Ruskin. Le défaut d’une telle posture largement critiquée depuis, ne tient pas tant à la méthode philosophique même de Sullivan qu’aux limites qu’il fixe à son système de catégories. Pour un art du gratte-ciel est donc un point départ qui rend possible une plus large étude des procédures qui engagent le design depuis plus d’un siècle. Le fonctionnalisme sera sans doute la première brique d’un ensemble de catégories capable de faire structure dans le jeu de la création. Dans cette perspective théorique qu’il faudra détailler, la fonction se distingue comme une entrée privilégiée pour comprendre le monde des formes parce qu’elle engage une réflexion sur la technique.

De la fonction à l’usage

Dans le discours esthétique, le caractère naturaliste de la fonction est à la fois probant et efficace. Depuis que la fonction vaut pour argument le paradigme de la biologie s’est imposé au design. Désormais, comme l’organisme vivant, l’architecture et le design adoptent le principe stimulus / réponse prôné par la biologie. En somme pour le fonctionnalisme, le design n’est pas un problème mais une réponse et c’est en ce sens qu’il s’efface derrière la fonction qu’il sert. Sur un plan sensible, la forme de la fonction est toute en nuance car elle s’affirme et s’efface à la fois. Ainsi l’esthétique du neutre à laquelle tient le fonctionnalisme prend tout son sens. L’épure d’un geste, un simple signe parfois suffisent à la fonction. Il semble qu’à ce jeu, la modernité tente le tout pour le tout. Dans une note, Laszlo Moholy-Nagy rend compte du paradoxe de l’esthétique moderne : « Je me souviens aussi qu’en 1916 à Amsterdam la police ordonna à un architecte de placer deux colonnes sous un balcon cantilever en béton armé. Elle exigeait un support, fût-il en carton-pâte, car « l’avancée risquait d’effrayer le public »[2]. Peinture Photographie Film. p282. Cette anecdote met en lumière un des paradoxes du style moderne qui consiste à produire beaucoup d’effet avec peu de moyens quitte à risquer la disparition. Derrière cette esthétique se cache en fait une économie formelle fondée sur la soustraction qui résonne avec la célèbre formule de Mies Van Der Rohe.

Dès lors cette mince espace de création qui prend parfois le nom de minimalisme fait subir à la forme une forte tension dont sauront génialement rendre compte mais d’une autre façon, Rodtchenko et Moholy-nagy dans leurs photographies. Ce goût pour les compositions en tension qui anime tout le constructivisme au début du siècle ne cherche pas seulement un nouvel ordonnancement de l’œuvre, il répond aussi à cet appel du vide. Ce vide exige de la force et une structure solidement composée.

Par conséquent, qu’est-ce que la fonction si la forme tend à disparaître ? Quel est le sens de cette force corrosive qui dissout l’ornement d’abord, puis la complexité et qui exclut enfin tout ce qui n’est pas géométrique[3] ? « L’idéal du dessin industriel est l’invisibilité : les objets fonctionnels sont d’autant plus beaux qu’on les voit moins » écrivait Octavio Paz avant L’esthétique de la disparition de Paul Virilio.

Cette présence de la force ne doit pas surprendre, car c’est celle même qui sert d’argument à Van de Velde, celle aussi qui enthousiasme autant Sullivan. À l’époque où Heidegger fait de la phusis la pierre de touche de la question de l’Être, il est remarquable de constater également son importance dans les fondements théoriques du design. Cette approche fondamentale produit un double effet, celui d’abord d’instruire une pensée propre au design qui consolide sa pratique et son ancrage dans la société, puis celui de constituer un terrain idéologique dont le XXème siècle a su tirer parti.

Contrairement à ce que la banalité des objets et des choses mondaines laisse croire, faire du design, en produire ou en consommer ne sont pas des actes anodins. En réalité, sous ce verni quotidien se cache le trait singulier qui distingue une époque.

Le monde des objets et des produits constituent donc non seulement un art de vivre, mais aussi une idéologie qui affecte nos comportements, nos déplacements, notre rapport à l’autre, bref, il va sans dire que le design s’impose sur le terrain politique. Du pied de table à l’aile d’avion, la politique en tant que principe d’organisation sociale, motivé par une vision du monde, parcourt le design de bout en bout, si bien que le grand rêve de neutralité du fonctionnalisme finit par montrer ses limites. En effet prouver la neutralité d’une fonction suppose que la technique le soit également. Mais n’est pas neutre une technique qui concentre autant de passion de la part des architectes et des designers. Par conséquent, s’il existe une esthétique du neutre malgré tout, dans quelle mesure n’est-elle pas une coïncidence pour le fonctionnalisme, voire plus encore un rapport arbitraire, comme la lettre pour un son, comme un mot pour une chose ? En quoi la fonction mérite un tel traitement ? Quelle idée sert vraiment le neutre et ses synonymes l’épure, le sobre, le minimal dans l’architecture et le design ? Telles seraient les questions que l’origine de la forme pose au design. Après tout, comme le montre Alina Payne dans son ouvrage L’architecture parmi les arts[4], le goût pour le blanc et l’épure des surfaces dans l’architecture de la Renaissance obéit à des raisons presque contingentes voire accidentelles. Le goût des individus et des sociétés n’est pas à un malentendu prés. En somme, comprendre le rapport de la forme à la fonction revient à poser la question du modèle. Or dans ce cas, qu’est-ce que signifie la fonction ? Sur quelle part tangible le designer peut-il compter pour espérer produire et reproduire ? En effet, ce culte de l’épure qui entoure d’un certain vide cette quête de fonction, laisse peu de marges de manœuvres aux designers et aux architectes. Dès lors l’hypothèse d’un modèle vide se pose. Mais avant de trancher une telle question, il est d’abord nécessaire d’évaluer concrètement la fonction dans sa dimension pratique et son rôle dans la chaîne de production.

Deux modèles fonctionnels semblent alors se distinguer dans leur orientation. Le premier est inhérent à l’objet, le truc fonctionne, « la bobinette choit ». Au designer alors de dessiner la plus efficace des bobinettes et la chevillette la plus adaptée pour accompagner son mouvement technique. Ce premier modèle fonctionnel vise donc l’épanouissement de la technique dans l’objet. Mais nulle machine n’est célibataire ici-bas et ses effets sur le domaine social, voire sur l’anthropologie à en croire certains paléontologues sont lourds de conséquences. Et dans le cas du premier modèle fonctionnel, ce sont les habitudes, les comportements qui sont exposés a des contraintes prescrites par la fonction. C’est le régime de l’objet maître, celui où l’administration des choses que Saint-Simon appelait de ses vœux, rencontre le gouvernement des hommes. Dans le Mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon évalue les conséquences de ce premier modèle fonctionnel, qui selon son analyse caractérise l’époque industrielle. « Au niveau industriel, l’objet a acquis sa cohérence, et c’est le système des besoins qui est moins cohérent que le système de l’objet ; les besoins se moulent sur l’objet technique industriel, qui acquiert ainsi le pouvoir de modeler une civilisation »[5]. Ainsi, avant de voir dans le fonctionnalisme l’énoncé d’un principe stylistique, il faut le comprendre comme une théorie du modèle à vocation sociale, dont le design assure la médiation. Cette condition philosophique affirmée permet en définitive aux pionniers du design de passer sans trop de scrupule d’un style à l’autre, du floral au géométrique. Les monographies de Sullivan, Van de Velde, Wagner et quelques autres, laissent croire qu’il n’y a pas d’opposition entre la décoration et le rationalisme formel, au contraire la première s’articule assez naturellement avec la seconde. C’est dire à quel point pour le designer et l’architecte, la fonction est une question transversale qui en réalité enjambe les clivages stylistiques et formels.

Mais concrètement, comment se manifeste ce premier modèle fonctionnel dans la société ? Que suppose-t-il des hommes et de leur organisation s’il concerne d’abord les objets et leur technicité ? Tel est le paradoxe qui s’insinue dans l’œuvre et le discours des designers quand ils prétendent à la fois agir sur la société et accompagner le déploiement technique dans les objets. Autant dire sans détour que ce projet n’est pas tendre avec le réel et la sensibilité humaine, surtout lorsque Le Corbusier s’en convainc sur ce ton « Le métier d’architecte devient singulièrement un métier d’ordonnateur social ».
Dès lors, le premier modèle fonctionnel se précise selon le principe suivant : à toute fonction répond un fonctionnaire. Autrement dit, ce n’est pas seulement la forme qui suit la fonction car c’est aussi le fonctionnaire qui la suit. Dans la mesure où le design moderne envisage un grand découpage de l’espace vital en de multiples fonctions fixes, il incombe au corps social d’appliquer aussi sur soi cette division. Ainsi dans une société fonctionnaliste chacun a le devoir d’incarner une fonction. Dans ce cadre, à chaque chose sa place, à chaque action son système, à chaque signification son signe, à chaque fonction sa forme. Au XXème siècle, la contrainte qu’exerce le fonctionnalisme sur l’espace vital est tel qu’elle en transforme non seulement la matière et la forme, mais aussi sa dimension symbolique. Dans ce monde qui semble définir une nouvelle sacralité, chacun peut en effet trouver sa place, à condition d’accompagner le déploiement de la technique dans tous les méandres de la vie. Pour évaluer la force de ce projet au regard du contexte idéologique du XXème siècle, il suffit de constater qu’il met tout le monde d’accord, autant le capitalisme libéral que les régimes socialistes les plus radicaux. Henri Lefebvre écrivait dans La production de l’espace en 1974 « Qu’allaient donner les audaces du Bauhaus ? L’architecture mondiale, homogène et monotone, de l’État, capitaliste ou socialiste »[6]. En effet, qui pourrait résister au fonctionnalisme dès lors que la production industrielle et l’ordre technique en implacables puissances de la modernité, n’ont pas d’autres voies pour s’imposer ? Or si un tel constat est possible aujourd’hui, c’est certainement parce que le fonctionnalisme, soutenu par le design et l’industrie, occupe une place cruciale dans l’établissement d’un ordre social moderne. À ce titre l’étude du design est un point de vue fécond sur l’histoire de la civilisation occidentale. Toutefois un tel pouvoir n’est pas sans incidence sur le champ des pratiques et de l’action humaine. En effet si le premier modèle fonctionnel crée surtout des fonctionnaires, c’est-à-dire des agents capables de répondre à la fonction, alors la tentation est forte de convertir toutes les forces vives à cet ordre. Est-ce possible et le faut-il ? Avant le modernisme, rien ne promettait la société à une sorte d’utopie hospitalière car en effet, à qui sert un hôpital, sinon à des fonctionnaires ? Des médecins fonctionnaires et des malades fonctionnaires. De là à considérer le monde et les sociétés qui l’occupent comme un vaste hôpital (ce qu’Ivan Illitch[7] par exemple ne manque pas de faire), il y a quelques précautions à prendre. Du moins faut-il inscrire le fonctionnalisme dans une dialectique dont il convient de poser les termes.

Non pas qu’il s’agisse de modérer le fonctionnalisme dans sa charge esthétique et idéologique comme le fit brillamment Alvar Aalto, mais plutôt de retourner le problème. Non pas qu’il faille aussi en déconstruire le modèle à la façon des postmodernes, mais plutôt en étendre la portée et en changer le sens comme passant de l’endroit à l’envers d’un même objet. À ce titre le statut dialectique du fonctionnalisme est un peu particulier car en réalité il ne s’oppose à rien ou du moins à peu de choses. Encore une fois le fonctionnalisme crée un certain consensus à travers le monde. Même la décoration qui concentrait pourtant toute l’hostilité des modernes les plus offensifs comme Loos ou Le Corbusier, ne constitue en réalité qu’un frein relatif à la fonction. Au pire l’ornement et la décoration en troublent le jeu, mais ne l’empêchent pas. Il serait injuste par exemple, de ne pas reconnaître une fidélité certaine à la fonction chez Gaudí. Mais qui parmi les plus fervents modernes lui aurait reproché, et n’avait-il pas tort ? Par conséquent s’il faut changer la fonction de sens pour examiner plus encore l’origine de la forme, c’est selon sa qualité de modèle. En effet la fonction ne joue pas seulement sur la corde technicienne, elle peut obéir à d’autres forces. Être fonctionnel, n’est-ce pas répondre aussi à des usages, des coutumes ou des volontés morales ? La fonction n’est-elle pas réorientée par une représentation du monde et la place que l’humanité y prend ? Séparer les toilettes selon le sexe par exemple montre bien que les considérations morales priment parfois sur la cohérence entre la forme et la technique. Lorsque cette distinction sexuelle impose des contraintes à l’architecte, à l’échelle du design en revanche, cette spécificité est moindre, voire parfois nulle. Hormis l’urinoir dessiné pour ces messieurs, tout lieu d’aisance répond plutôt à un standard valable pour les deux sexes. Le type ici l’emporte sur l’expression, n’en déplaise aux éditeurs de design dont la passion pour les sanitaires ne tarit jamais. Ce cas montre qu’un registre aussi fonctionnel que les toilettes devant pourtant répondre à des besoins élémentaires et concrets subit des forces contradictoires, pragmatiques d’un côté et arbitraires de l’autre. Tout indique au fil de l’analyse que malgré leur différence, la fonction et l’usage se complètent presque dialectiquement. En s’attachant à la technique, c’est la dimension culturelle qui survient, puis en focalisant sur l’objet, c’est la dimension subjective qui s’impose. L’un prenant le relai de l’autre dans ce qui constitue non seulement un discours esthétique mais aussi un mouvement de création. Sans doute, Alvar Aalto fut-il sensible à ce mouvement à l’époque du fonctionnalisme galopant quand il écrit : « Le fonctionnalisme technique n’est correct que si on l’élargit de manière à lui faire également couvrir le secteur psychophysiologique[8] ».

Certainement la technique explique-t-elle l’émergence de l’objet dans le discours esthétique à l’aube du XXème siècle, mais ce coup de force parce qu’il n’est pas sans failles, ouvre un champ de possibilités qui complète la question de l’origine des formes. En effet, comme l’énonce le postmodernisme, la fonction n’explique pas tout le design et ne permet pas toutes les expériences. Henri Lefebvre qui s’attacha à suivre l’ascension moderne avec une remarquable constance, fut bien forcé d’en admettre les limites, au point de produire quelques néologismes significatifs : « Dans les villes historiques, les monuments ont des fonctions si complexes que le concept de “fonction” ne parvient pas à les épuiser […]Pour telle “fonction”, nous reprendrions volontiers le terme « transfonctionnel » ou « suprafonctionnel »[9].

User n’est pas fonctionner. Sa grammaire d’ailleurs en dit bien plus que sa sémantique car de nature transitive, le verbe user définit des modalités multiples de présence aux choses, de pratiques du monde. L’usage engage le sujet dans le monde, avec lui, et en même temps que lui. Cependant, même si l’usage se distingue de la fonction par sa capacité d’invention et son ouverture à l’exercice subjectif, il s’appuie encore sur elle pour advenir. À ce titre, l’usage correspond à un second type de modèle fonctionnel. Mais l’hypothèse d’une pratique inventive s’appuyant sur la fonction n’est pas systématique, elle suppose de la part de l’usager, un certain dépassement des données formelles et techniques communiquées par la fonction. Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, parle même de « revanche sur le pouvoir dominateur de la production ». Tandis qu’Ivan Illich envisage difficilement un tel dépassement dans le cadre de la société industrielle, Michel de Certeau plus optimiste, propose une lecture moins contrastée jusqu’à oser déplacer la création du côté du consommateur. Ce consommateur-créateur se caractérise par des usages pluriels et singuliers, une façon de braconner, des ruses et des tactiques de détournement qui s’opposent aux stratégies de programmations fonctionnelles, « Par un art de l’entre-deux, il en tire des effets imprévus ». Ce sont parfois de petits gestes qui font l’usager. Mais cette mince part de réalité suffit généralement au designer pour situer son action, faire la différence. Ces petits usages qui rendent complice le designer et l’usager quels sont-ils ? Dans ses méditations sur l’objet, François Dagognet donne l’exemple suivant : « Et surtout gardons-nous de confondre l’usage avec la fonction même (pour reprendre ici la remarque de Raymond Loewy, le réfrigérateur doit conserver les aliments – c’est son rôle – mais la ménagère, aux bras chargés, doit pouvoir l’ouvrir avec le bout du pied) ». [10]

C’est aussi en confrontant deux types d’objets que Pierre-Damien Huyghe explique à son tour la bascule entre la fonction et l’usage. Contrairement aux instruments, les appareils, ceux de la photographie en particulier, ont la capacité de multiplier des possibilités d’usages laissant libre cours à la création, quitte à détourner l’objet de sa fonction instrumentale. « Un appareil, c’est un objet technique qui peut prendre plusieurs allures, qui peut apparaître de différentes manières à celui qui l’utilise , qui peut répondre à plusieurs sortes de demandes et pas à un seul usage. Ce n’est pas spécialisé »[11].

Mais comme le défend Pierre-Damien Huyghe, l’usage et la fonction sont un enjeux pour le design. L’hypothèse qu’il soutient alors est que la technique par le truchement de la fonction demeure inachevée (ou en puissance) dans le produit tant que le designer et l’usager liés par une singulière complicité n’ont pas tenté de la mettre en acte.

« On voit du coup l’enjeu pratique de ce que j’appelais en commençant la franchise des objets : ouvrir les situations d’usage, mettre du jeu dans la définition des fonctions objectives et peut-être même dé-fonctionnaliser les objets, inscrire leurs opérations en tout cas dans un champ de possibilités autant que d’efficacité. Le contraire de tout « progrès » en direction d’une automatisation sans débrayages possibles et/ou sans interfaces de régulation.[12] » Mais la perspective dans laquelle Pierre-Damien Huyghe inscrit le design, montre à quel point l’usage reste encore attaché au devenir technique et donc à la fonction, même si le philosophe l’envisage selon d’autres modalités, même s’il s’agit selon lui de marquer une différence cruciale dans la pratique et la conception des objets. Or cette dépendance à la problématique technique est-elle toujours juste lorsqu’il s’agit de décrire les usages ? N’empêche-t-elle pas une vue plus large sur cette question de l’origine des formes que le fonctionnalisme a fait sienne ? Lorsqu’Alvar Aalto en appelle à un élargissement psychophysiologique que faut-il entendre, où faut-il chercher ?
La première hypothèse qui s’impose pour répondre à cette question est donc celle d’un élargissement au-delà de l’objet. Un tel dépassement ne manque pourtant pas d’évidence dans le champ esthétique car le recours au concept d’usage oriente déjà toute étude formelle, vers des modes d’expression qui relèvent de la psychologie, de la sociologie, voire de la politique. À vouloir rabattre la forme à son point d’origine, l’usage peine à sortir du paradigme fonctionnaliste, condensé de science et de raison métaphysique, alors que tout un pan empirique de pratiques reste à explorer. Il est préférable dans ce cas de repérer sa trajectoire, c’est-à-dire le sens que prend la forme, passant de milieu en milieu, de société en société, de communauté en communauté, d’individu en individu. Ce concept de trajectoire est celui qu’employa Michel de Certeau pour désigner ces usages singuliers. « Ils tracent des “trajectoires indéterminées”, apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Ce sont des phrases imprévisibles dans un lieu ordonné par les techniques organisatrices de systèmes[13] ». La forme peut bien suivre la fonction comme le dit Sullivan, mais dès lors que l’usage se produit, dès lors qu’il s’appuie sur le jeu d’un dispositif fonctionnel pour se déployer, l’usage sort alors des conditions objectives et techniques en traversant des états que le fonctionnalisme ignore, que la « statistique » pour reprendre le terme de M. de Certeau, ne parvient pas à mesurer. Comment la forme se déploie-t-elle, où s’arrête-t-elle ? Voilà ce que la notion d’usage encourage à penser. Mais surtout elle permet de sortir la forme de l’ordre purement esthétique, car dans l’expérience de l’usage, la forme tend à se disséminer, elle opère parfois en creux et ne se donne plus à voir, à moins d’un incroyable effort de reconstitution. Son absence laisse place à un monde de signes. Non pas que les signes soient dépourvus de formes mais que celles-ci demeurent incomplètes dans ce cas, partielles et de nature hétérogène. La réalité psychosociale demande un travail incessant de décryptage qu’un marteau, un urinoir, voire une serrure ne requièrent pas. En ce sens l’usage constitue un monde différent de la fonction et du fonctionnalisme, qu’il revient à tout designer d’intégrer en partie à son processus de conception.

En cours d’édition…  


[1] Lazlo Moholy-Nagy, Nouvelle méthode d’approche, le design pour la vie. Folio essai, 2007, p.270 : « La forme ne procède pas seulement de la fonction, elle procède également des progrès de la technique et des arts ainsi que du contexte sociologique et économique d’une époque donnée, ou en tout cas elle devrait le faire. »

[2] Ibid, p.282

[3] Octavio Paz, Rire et pénitence, éditions Gallimard, 1983, p149 : « L’idéal esthétique de l’art fonctionnel consiste à accentuer l’utilité de l’objet en proportion directe avec la réduction de sa matérialité. La simplification des formes et de leur fonctionnement se traduit par cette formule : au rendement maximal correspond la minimum de présence. L’objet industriel tend à disparaître comme forme pour se confondre avec sa fonction. Son être n’est pas autre chose que sa signification, et sa signification est d’être utile. »

[4] L’architecture parmi les arts, Alina Payne, L’architecture et la couleur, éditions Hazan, p159.

[5] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier 2012, p.28

[6] Henri Lefebvre, Paris, Anthropos, 1974, p.147

[7] Ivan Illitch, La convivialité, Ed. Seuil Essais

[8] Alvar Aalto, « L’humanisation de l’architecture », Paris, Centre Georges-Pompidou, p.142.

[9] Henri Lefebvre,Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, 1970, p.136

[10] Les dieux sont dans la cuisine. Philosophie des objets et objets de la philosophie. Éditions du Seuil 1996, p.18.

[11] Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Entretien, 2014, p.74

[12] Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Poussées techniques, conduite de découverte, 2014, p.35

[13] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1.arts de faire, p.57 ed. Folio essais

Haut