Politique, figure et abstraction

La pratique du graphisme et la communication visuelle sont toujours et invariablement calamiteuses en France au moment des élections. D’abord parce que l’électeur a déjà appris à se méfier de cette forme d’expression publique, voyant venir les gros sabots de la propagande. De nos jours, personne n’est dupe, pas moins le citadin branché que le montagnard Auvergnat (qui a quand même vu passer Giscard). Mais cette médiocrité de la communication politique est surtout due à la manière dont le signifiant est traité et le signifié mis au retrait, dans une forme d’abstraction qui ne manque pas de surréalisme parfois. C’est donc, durant ce moment exceptionnel de l’élection, que le graphisme et la photographie donnent le pire et parfois le plus comique d’eux-même. Il faut ici en rendre compte et l’expliquer avec un cas d’école : l’affiche.
Dans l’espace urbain, au détour d’une rue, l’affiche électorale apparaît d’un bloc, dans toute sa naïveté. On y voit des sourires, des visages, puis des logos, des couleurs. Un curieux mélange de candeur et de violence dans cette affirmation graphique de l’affiche. On lui reconnaît aussi ce caractère anti-dialectique, frontal qui ne laisse aucune place à la réflexion, ni au jugement, on y lit les mots, “ensemble, union, force, avenir”, autant de concepts vagues et généraux. Que faire sinon observer ce grand déballage de signes, d’images et de slogans qui laisse le citoyen sur le trottoir?
Et que ne voit-on pas dessinés sur le portrait des candidats? Entre-autres graffitis, les classiques oreilles d’âne, paires de lunettes et moustaches d’Hitler. Certes l’affiche électorale est le support d’expression d’un peuple taquin, soucieux de sa liberté. Qui aime bien, châtie bien!
Mais est-ce que l’affiche électorale réussit pour autant à communiquer ou simplement à remplir sa fonction institutionnelle? Vu les taux d’abstention, on pourrait en douter.
Pourtant, dans l’idéal démocratique, les messages politiques devraient informer, inviter et pourquoi pas séduire, mais hélas, elle tiennent plutôt le regard à distance, voire le repousse, jusqu’à provoquer sarcasme et parfois mépris. Cette distance n’est pas éthique, ni volontaire, car en réalité, on perçoit les efforts qui sont faits pour nouer un rapport positif avec le peuple. Mais le conformisme et l’ignorance en matière de communication visuelle sont tels chez les cadres de parti, qu’ils ne peuvent conduire qu’à des ratés. L’affiche électorale ne s’est donc malheureusement jamais autrement située qu’entre le comique de maladresse et les stéréotypes grossiers. Séguéla ne nous en ferait pas douter, lui qui se vante sur les plateaux télés d’avoir fait élire Mitterrand avec ses affiches. Dans ce cas typique, le stéréotype de la figure paternelle y est si prégnant qu’il en ressort rétrospectivement quelque chose de glauque, comme chez les autres d’ailleurs, ses adversaires. Ils n’ont pas lu Mythologies, ou plutôt si, mais ils s’en fichent! Et pour nuancer ce qu’affirmait alors, Roland BartheZ (comme disait Sarkozy), il y a bien la recherche d’un lien ‘paternaliste’ dans l’iconographie électorale, mais il faut reconnaître aussi, qu’elle vire aussitôt au rejet, au dégoût et à l’antipathie systématique. Qui peut bien se reconnaître dans ces visages censés nous représenter? Le visage n’a aucune vertu particulière pour signifier la fonction représentative. Tant que l’appareil politique n’envisagera son rapport aux autres, qu’en terme œdipien, ne soyons pas surpris du résultat ! “Papa va s’occuper de vous quelques années avant que vous ne le répudiez à coup de procès ou d’émeutes.” D’un certain point de vue, l’iconographie politique raconte toujours cette même histoire œdipienne, soit une rivalité mélangée d’amour et d’admiration.
Pourtant, l’affiche de Sarkozy, pour l’élection présidentielle de 2012 est d’un autre genre, mais pas moins exemplaire. On se laisserait presque surprendre… Elle représente le personnage sur un fond marin, le regard tendu vers l’horizon, comme investi par son destin. Son signifié est ici non seulement débile, mais son traitement est également bien maladroit. Son rendu est même ahurissant. On croit en effet y voir, un prospectus de scientologie ou des témoins de Jehovas : naïveté bucolique, imaginaire cosmique et esthétique de la révélation, ils ont osé, sans retenue et certains y ont cru.
Qui sont les gens qui conçoivent de telles aberrations graphiques et quelle idée se font-ils de la politique et surtout du citoyen? L’analyse des affiches de chaque candidat serait longue, chaque parti a également une sensibilité, une tradition graphique, mais si d’un point de vue général, la communication visuelle des élections se répand dans la médiocrité et l’abrutissement, et cela, depuis des années, c’est parce que le visible représente un véritable blocage pour les gens de discours que sont les politiciens. Et le blocage est d’autant plus grand que le discours est creux.
Or ce syndrome qui touche la communication politique a pour origine la structure même de l’image. L’image est cruelle par nature car elle est portée seulement sur les différences, le détail qui tue. Le “blow-up” d’Antonioni, ne parle que de cela, une multiplicité de détails qui tuent. L’image, en d’autres termes ne se nourrit que de différences, à moins de faire des monochromes, du blanc sur fond blanc.
En fait, le paradoxe du candidat se situe là, dans le refoulement de la différence, mais un refoulement qui ne s’assume pas dans l’abstraction. Ainsi chaque candidat ne joue sa différence qu’au sein d’une norme qui ne dit pas son nom. La règle consiste à se montrer différent, tout en ressemblant à ses adversaires. Indispensable pour les politiciens professionnels d’être sur le même terrain que ses concurrents. Le phénomène est bien connu dans la communication et la vie publique, la politique du “ni/ni” qui ne mène qu’au sabotage des bonnes idées et parfois du bon sens. La schizophrénie de la trouille, en somme.
L’affiche politique est en somme à considérer comme une sorte de monochrome sans que nous le voyions. C’est que l’idéologie du « ni/ni » produit du gris, une neutralisation visuelle, une mauvaise abstraction en somme qui nous ferait douter de celle qui servait alors la révolution russe. Le constructivisme de Rodtchenko et El Lissitzki est à la fois si loin et si proche du graphisme électoral contemporain. L’affiche de Mitterand de 1965 en témoigne, sa tête collée au pied d’un pylône électrique. Pourquoi avoir ainsi cédé au pathétique du visage? Certainement pour cacher la misère des discours creux. Mais visage ou pas, composée ou pas, l’image politique est toujours travaillée par une abstraction. Même si paradoxalement celle qui affiche le visage au devant, motivée par des prétentions humanistes se révèle sur un plan sémiotique la plus neutre, la moins dynamique, la moins vitale pour tout dire. Difficile de croire que sous le Sarkozy en capitaine de vaisseau, se cache un Malevitch, mais pourquoi pas ?

F. Mitterand 1965 – N. Sarkozy 2012
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Mosaïque d’affiches de campagnes…

À l’époque des idéologies intenses et des périodes de guerre, l’abstraction prenait le dessus sur les autres modes d’expression, du côté russe, comme dans l’iconographie nazie. En ce début du XXème, la pureté du signe est au service de la politique.
Aujourd’hui, c’est autre chose, à la pauvreté graphique et au manque d’idée artistique de l’affiche électorale correspond fortuitement le déficit d’idée politique. Il y a réciprocité des domaines. Gris sur gris, ton sur ton, même la charge érotique dont parlait Barthes à propos de la photographie électorale semble aujourd’hui s’être dissipée. Probablement que rien n’aurait été moins vrai, si Dsk avait pu se présenter. La post-modernité a ceci de spécifique qu’elle a peur des visages comme elle a peur des idées en politique.
La conséquence de cette situation est un sabotage de l’expression politique et de l’énergie commune. Tout ce qui reste vital dans un signe ou dans une composition typographique est gâché par des choix grotesques. Rigor mortis de l’expression politique.
Aujourd’hui, l’énergie d’un visage comme la singularité d’une posture ne peuvent résister à la retouche sur photoshop, c’est surtout vrai pour les gros partis politiques qui ont plus de moyens pour en faire usage.
C’est un fait, l’opération chirurgicale, “l’autre esthétique” est une pratique constante dans l’iconographie électorale, et pour le citoyen à la recherche d’un sens politique, d’une démarche authentique, c’est rédhibitoire. Le détourage est une pratique de chirurgie numérique la plus courante.
Depuis Rodtchenko, on détoure les figures, pour les coller sur d’autres fonds, parfois pour le meilleur, comme en témoigne souvent le graphisme révolutionnaire et fatalement, aujourd’hui pour le pire.
Le détourage des cheveux est notamment un détail révélateur sur les affiches électorales et il ne manque pas de comique. Exercice extrême souvent bâclé, mais qui souligne la maladresse absolue des communicants en matière graphique. Niveau détourage capillaire, on peut observer deux tendances : le style cubiste, et le style sfumato. Le premier décrit une découpe grossière des cheveux, traitant le visage comme un bout de carton, sans vie, posé sur un fond. Le deuxième, dit ‘sfumato’ est un dégradé tout flou censé maquiller les difficultés du passage entre le fond et les cheveux. Le résultat est un barbouillage à coup de flou et de gomme sur photoshop. Cependant récemment, certaines méthodes et certains plug-in ont permis de réaliser des détourages de cheveux plutôt réalistes. Mais, pendant prés d’un siècle la découpe de la figure a produit des choses assez cocasses. Un grand maître disait “tout est dit dans la finition”. Dans cet usage quasi systématique du détourage, s’illustre bien le rapport complexe que le candidat entretient avec la figure et son devenir abstrait. « Visage de face », « Trou noir sur mur blanc » comme l’écrivait Deleuze au sujet du visage despotique. Configuration abstraite du visage que la politique post-moderne s’évertue à maintenir toujours, mais qui se décompose pourtant, débordée de toute part qu’elle est par sa propre fin. Que faut-il comprendre dans cette sémiotique de l’affiche électorale, la mort de la politique ou une politique de la mort ?

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