La ville Baudelaire

Avant l’urbanisation intégrale du territoire, c’est-à-dire avant l’ère industrielle, il y avait beaucoup plus de solitude. Population moins dense, économie agraire et grands domaines forestiers disséminaient ça et là, les familles et les personnes. Or il est difficile d’imaginer que cette implantation territoriale n’ait pas eu de conséquences sur un certain rapport à soi. Le régime de la solitude, c’est aussi un état favorable à la méditation, à l’activité spirituelle, le creuset de la religion, sans doute. Il n’y a pas de mystique sans désert. « Le désert est monothéiste a-t-on pu dire, il y a déjà longtemps » comme l’écrit Guy Debord dans ses méditations psychogéographiques.

La vie en ville en revanche est un peu comme la télé, elle tisse un flux d’événements permanent. Sous l’influence de la ville, on se sent moins résolu, moins clair dans nos pensées, parce que toujours sollicité. La ville est un ressort de possibilités qui sature les sens et freine la concentration mentale. Dans son livre sur les grandes villes, Georges Simmel parlait de « l’intensification de la vie nerveuse ». Vécue pleinement, la ville montre donc un difficile retour à soi qui pousse l’individu dans un état de schizophrénie. Dans Mon cœur mis à nu Baudelaire écrivait : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » comme en échos à Rousseau qui écrivait : « Le Sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ».

Face à ce grand péril, il aura fallu attendre le poète pour trouver un régime de solitude compatible avec la ville moderne. « Solitude et multitude ; termes égaux et convertibles. » En fin dialecticien Baudelaire sut convertir la quantité en qualité. Ainsi à force de foule, la masse ouvre la possibilité d’une subjectivité urbaine et nouvelle dans l’histoire humaine.

Dans Les villes invisibles Italo Calvino décrit une ville de ce type où le fait phantasme fait loi : « À Chloé, une grande ville, les gens qui passent dans les rues ne se connaissent pas. En se voyant ils imaginent mille choses les uns sur les autres, les rencontres qui pourraient se produire entre eux, les conversations, les surprises, les caresses, les coups de dents. Mais personne ne salue personne, les regards se croisent un instant et aussitôt se fuient, cherchent d’autres regards, ne s’arrêtent pas ».

Carte « philosophique » montrant la répartition des français sur le territoire
Par Armand Joseph Frère de Montizon

Armand Joseph Frère de Montizon – 1830
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« Il faudra reconnaître un jour, et bientôt peut-être, ce qui manque à nos grandes villes : des endroits silencieux, spacieux et vastes pour la méditation, pourvus de hautes et longues galeries pour le mauvais temps et le temps trop ensoleillé, où le bruit des voitures et les cris des marchands ne pénétreraient pas, où une subtile convenance interdirait, même au prêtre, la prière à haute voix : des constructions et des promenades qui exprimeraient par leur ensemble, tout ce que la méditation et l’éloignement du monde ont de sublime. Le temps est passé où l’Église possédait le monopole de la réflexion, où la vita contemplativa était avant tout vita religiosa : tout ce que l’église a construit exprime cette pensée. Je ne sais pas comment nous pourrions nous contenter de ces édifices, même s’ils étaient dégagés de leur destination ecclésiastique : les édifices de l’église parlent un langage beaucoup trop pathétique et trop étroit, ils sont trop les maisons de Dieu et les lieux d’apparat des relations supraterrestres pour que, nous autres impies, nous puissions y méditer nos pensées. Il faudrait que nous soyons traduits nous-mêmes en pierres et en plantes, pour nous promener en nous-mêmes, quand nous passerions dans ces galeries et ces jardins. »

Nietzsche, Le gai Savoir, aphorisme 280

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