L’industrie sera poésie ou ne sera pas

Laszlo Moholy-Nagy dans ce magnifique texte Nouvelle méthode d’approche extrait du recueil, Peinture, photographie, film, Gallimard-Folio. P291.

“Ce nouveau principe du design qui permet de fabriquer en série, par pressage ou moulage automatique, des objets faits d’une seule pièce, permettra à l’avenir de réduire considérablement le nombre de points d’assemblage et, partant, peut-être de mettre fin également au principe de la chaîne elle-même. On supprimerait de cette manière l’une des causes majeures de fatigue à la fois psychique et physique de l’ouvrier, qui tient principalement à la sous-utilisation inouïe qui est faite de ses compétences. Les conséquences désastreuses tant sur le plan biologique que social de cette division pathogène du travail devraient d’ailleurs constituer la préoccupation principale du designer. Son travail devrait aller au-delà de la simple mise en œuvre d’un savoir et de technique, au-delà d’une analyse des procédés de fabrication pour inclure une dimension humaine et sociale. Bien pensé, le design devrait viser à éliminer toute fatigue de la vie de l’ouvrier. Sa fonction sociale est incontournable.”

Inutile de reprendre ici l’approche socialiste que L. Moholy Nagy défend dans cet extrait de l’article Nouvelle méthode d’approche. Bien que louables, ces considérations ne dissipent malheureusement en rien les doutes du monde contemporain sur les ressources humanistes de l’industrie, tant le bilan de celle-ci est lourd. 
Donc qu’importe, ici l’intérêt tient plus au style de l’article. On y remarque en effet une énumération de méthodes, de moyens, de trucs propres à l’industrie. C’est un fait tellement rare dans les écrits consacrés à la modernité qu’il ne manque pas de poésie. On peut noter les expressions moulage, pressage, assemblage, profilage, et l’article dans son entier en regorge. C’est le premier geste selon moi pour une étude de l’industrie. Énoncer l’industrie comme elle le ferait elle-même, c’est-à-dire de manière industrielle, puis l’expliquer dans le but d’établir un lexique voire une rhétorique industrielle.

Pourquoi ce rapprochement de la technique industrielle avec celle du discours? D’abord parce que dans ce texte le mot rejoint fortuitement la fonction et de manière remarquable, ensuite pour poser l’hypothèse que l’industrie est elle aussi structurée comme un langage. Par curiosité j’aimerai rapprocher ce premier texte avec celui de Lacan, l’inventeur du fameux:“l’inconscient est structuré comme un langage”. Dans cet extrait, on surprend aussi Lacan qui énonce le vocabulaire de la rhétorique. À noter que Fonction et champ de la parole… et Nouvelle méthode d’approche sont deux textes quasi contemporains, l’un de 1957, l’autre de 1961.

Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse:

Qu’on reprenne donc l’œuvre de Freud à la Traumdeutung* pour s’y rappeler que le rêve a la structure d’une phrase, ou plutôt, à nous en tenir à sa lettre, d’un rébus, c’est-à-dire d’une écriture, dont le rêve de l’enfant représenterait l’idéographie primordiale, et qui chez l’adulte reproduit l’emploi phonétique et symbolique à la fois des éléments signifiants, que l’on retrouve aussi bien dans les hiéroglyphes de l’ancienne Égypte que dans les caractères dont la Chine conserve l’usage.
Encore n’est-ce là que déchiffrage de l’instrument. C’est à la version du texte que l’important commence, l’important dont Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est-à-dire dans sa rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse, antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices, dont le sujet module son discours onirique.
* L’interprétation des rêves

Le mot s’affiche comme un outil, une machine outil ouverte à tous les assemblages, et d’ailleurs Lacan en (ab)use dans sa rhétorique. Cette approche est autant fonctionnaliste que structuraliste. Ce caractère technique de l’énoncé réduit à son plus simple terme : le mot, nous rappelle ce que signifie la pœisis dans la philosophie antique.
La pœisis est loin de la poésie telle qu’on la comprend aujourd’hui, (et encore faudrait-il pouvoir s’en faire une idée claire…) du moins dans son sens commun, parce que la pœisis signifie la production. Mais la production plutôt dans son sens marxiste, c’est-à-dire en tant que transformation de la matière par des infrastructures, ouvriers, machines, usines. Aussi, dans le sens aristotélicien, la pœisis n’est pas une activité noble, elle caractérise les tâches qui sont au plus prés de la matière. C’est la praxis qui définit le mieux ce que nous entendons par ce qui fait œuvre d’art aujourd’hui, œuvre d’artiste, c’est-à-dire une production qui vaut avant tout pour elle-même, une production qui ne satisfait ni un besoin, ni une fonction.

Il est donc intéressant de soulever un paradoxe qui s’articule en deux temps: 
d’abord ce qui définit le mieux l’industrie est peut-être la pœisis dans son acception primitive en tant qu’elle est production de matière. Ensuite l’industrie entretient avec le langage une relation encore inexplorée qui pour autant ne relève d’aucune poésie au sens moderne du terme. Cette relation s’établit sur la base du mot et d’un certain type d’énoncé à caractère fonctionnel. Il y a donc entre industrie et poésie un chaînon manquant, une relation inexploitée entre langage et production, poésie et pœisis.
L’hypothèse à soutenir est que ce manquement n’est pas fortuit et trouve son sens dans un refoulement moderne de l’histoire. Tout porte à croire que la notion de production a subi un schisme dans l’histoire de l’occident, donnant à l’industrie une image et parfois un rôle fatal. Une terrible moralité s’est abattue sur l’industrie au point que rien peut-être n’est plus éloigné de la vie, et que rien n’a été plus proche de la mort. Apple, le fleuron industriel, ne nous convaincra pas du contraire.

Dans son livre Le destin des images, Jacques Rancière rapproche l’œuvre de Peter Behrens et de Stéphane Mallarmé sur un concept commun : le type. Cette distinction a priori fortuite décrit en réalité une démarche esthétique commune et profonde, malgré ce qui sépare ces deux personnages que Rancière désigne respectivement d’ingénieur et de poète.

Qu’y a t-il donc de commun entre le prince des esthètes symbolistes etl’ingénieur de la grande production utilitaire ? Deux choses essentielles. C’est d’abord une commune dénomination qui sert à conceptualiser ce que l’un et l’autre font. Peter Behrens oppose ses formes simplifiées et
fonctionnelles aux formes tarabiscotées ou aux typographies gothiques en faveur dans l’Allemagne de son époque. Il appelle ces formes simplifiées des « types ». Ce terme paraît bien éloigné du poème symboliste. Il évoque a priori la standardisation des produits, comme si l’artiste ingénieur anticipait la chaîne de prodution. Le culte de la ligne pure et fonctionnelle unit en effet trois sens du mot. Il reprend le vieux privilège classique du dessin sur la couleur, mais en le détournant. Il met en effet ce culte « classique » de la ligne au service d’une autre ligne, la ligne des produits qui distribue l’unité de la marque AEG pour laquelle il travaille. Il opère ainsi un déplacement des grands canons classiques. Le principe de l’unité dans la diversité devient celui de l’image de marque qui se distribue sur l’ensemble des produits de cette marque. Enfin cette ligne qui est à la fois le dessin graphique et la ligne des produits mis à la disposition du public voue l’un et l’autre, en dernière instance, à une troisième ligne, à savoir cette chaîne automatisée qui se dit en bon anglais assembly line.
Et pourtant Peter Behrens a quelque chose de commun avec Stéphane Mallarmé, à savoir précisément le mot mais aussi l’idée de « type ». Car Mallarmé propose lui aussi des « types ». L’objet de sa poétique n’est pas l’assemblage de mots précieux et de perles rares, c’est le tracé d’un dessin. Tout poème est pour lui un tracé qui abstrait un schème fondamental des spectacles de la nature ou des accessoires de la vie, et les transforme ainsi en quelques formes essentielles. Ce ne sont plus des spectacles que l’on voit ni des histoires que l’on raconte, mais des événements-monde, des schèmes de monde. Chez Mallarmé tout poème prend ainsi une forme analogique typique : l’éventail qui se déplie et se replie, l’écume qui se frange, la chevelure qui se déploie, la fumée qui se dissipe. Ce sont toujours des schèmes d’apparition et de disparition, de présence et d’absence, de pli et de dépli. Or ces schèmes, ces formes abrégées ou simplifiées, il les appelle lui aussi « des types ».

Jacques Rancière, La surface du design, dans Le destin des images.

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