L’apparition des liseuses numériques signe la fin d’un ordre, celui du dialogue. Pourtant cet ordre qui fut aussi un art au temps de Platon puise sa forme dans l’oralité. C’est tout le paradoxe de Platon qui vantait l’oralité bien qu’il consacra sa vie à retranscrire la parole de Socrate. C’est dire que l’ordre du dialogue s’est à la fois épanoui dans le livre (par exemple: la critique, la dialectique au XVIIIème siècle) même s’il semble le déborder à tout moment.
En tout cas que nous dit un livre ? Un livre c’est toujours la mise en dialogue de quelque chose, le dialogue entre un auteur et un éditeur, un distributeur et un libraire, un auteur et un lecteur, un graphiste et un imprimeur… Et le livre moderne voit l’aboutissement de cet ordre dialectique notamment dans le rapport entre la couverture et les pages intérieures. On sait depuis Massin entre autres que la couverture est traitée comme une véritable affiche, c’est-à-dire comme un élément d’urbanisme en somme. En effet, le livre démontre une capacité de transformation qui doit beaucoup à ses qualités dialectiques. Ainsi il devient tout à la fois théâtre, machine, arme, talisman… En adoptant de multiples formes tant dans l’imaginaire individuel que collectif.
Mais cette unité de dialogue au fond, c’est surtout la double page qui l’incarne le mieux. C’est-à-dire, le dialogue entre image et texte, un avant et un après, la gauche et la droite. La double page est le cœur du livre en tant qu’elle synthétise cette forme de dialogue qui s’étend à toutes les échelles de sa conception.
Cette fonction de la double page représente l’essence même du graphisme, c’est le lieu de la composition. Or je remarque sur les liseuses numériques qu’il n’y a plus de double. Cette double sur laquelle tant de graphistes ont souffert… Ce qui amène à penser le graphisme au cœur de ce grand dialogue et le graphiste comme le coordinateur de multiples métiers et de multiples savoirs. De cette posture, nous pourrions nous demander quel rôle joue l’esthétique, mais c’est une autre question. Le graphiste, l’éditeur aussi d’ailleurs apparaissent comme les pivots qui articulent plusieurs pratiques.
Mc Luhan : “Et pourtant, malgré la fragmentation et la spécialisation extrême de l’activité humaine que suppose l’imprimerie, le livre imprimé représente une riche synthèse d’inventions culturelles antérieures. L’effort d’ensemble que représente un livre illustré constitue un exemple frappant du grand nombre d’inventions différentes nécessaires à l’obtention d’un nouveau résultat technologique.”
Travailler avec un éditeur, le plus petit et le plus indépendant soit-il montre cette propension singulière qu’engage le livre à se mettre toujours et à nouveau frais, à la place de l’autre. Lorsque l’on est graphiste ou éditeur, voire auteur, on sait ce que l’empathie avec le lecteur signifie. Aujourd’hui la liberté de rejouer le livre à chaque publication comme on rejoue son gain au casino est dorénavant court-circuitée par le gadget numérique… Comment les affects qui ont tissé l’ordre dialectique entourant le livre vont-ils se renouveler ?
À peine est-on sensible au livre papier que s’invente un rapport singulier à cet objet. L’amoureux des librairies vous dira qu’il ‘rencontre’ un livre plutôt qu’il ne l’achète ou qu’il ne le consomme. L’interface numérique ne permet encore pas ce rapport singulier et même le refuse puisque c’est son fétiche qui se présente à nous. Les liseuses sont encore pauvres en affect. La pulsion du clic, le zapping du surf, la magie de l’interaction sont encore trop prégnants dans nos comportements pour laisser des affects prendre forme. La liseuse et la tablette s’imposent à nos désirs par le culte que déclenche leur modèle, comme autant de concepts incarnés. Ce culte s’établit notamment sur la séparation du contenu et du contenant. Le contenant devant s’imposer impérativement.
Soit le livre numérique reste à inventer ou ces tablettes qui singent le livre ne resteront que de vulgaires gadgets, soit l’écrit ne répond plus aux besoins de l’époque. ‘Le chanté’ sera peut-être plus approprié aux nécessités du temps, ce qui nous laisse espérer un retour de la poésie.