Le
numérique aujourd’hui est encore un ensemble, c’est-à-dire un mobilier,
des accessoires, une infrastructure, des procédures d’utilisation. Le
numérique campe un environnement. Or le rôle et l’inscription du corps
dans cet environnement mérite un vrai sujet d’étude que des chercheurs
ont d’ailleurs certainement déjà pensé bien mieux que moi.
Mais permettons-nous un regard naïf et personnel sur la situation.
Il
est d’emblée frappant de constater ce que l’ordinateur fait subir au
corps. Paralysé sur son fauteuil de bureau, l’homme du numérique bouge
très peu, il rappelle Stephen Hawking dont les mouvements infimes
suffisent à faire obéir la machine qui l’aide à communiquer. C’est que
l’utilisation d’un ordinateur se fait avec beaucoup de retenue, l’écran,
le clavier, la souris font converger tous les muscles du cou, des
épaules et des bras, ainsi que trois de nos cinq sens. Les conséquences
sur la santé sont souvent très néfastes, maux de dos, névralgies, et
même s’il serait difficile de faire admettre à un mineur que l’homme
numérique est un forçat ce dernier partage pourtant bien les
caractéristiques du prolétaire. Toujours assis, l’homme numérique n’en
subit pas moins une cadence de travail infernale qui se règle sur la
vitesse des données, les capacités de calcul grandissantes. Sa chaise
est d’électricité.
De plus les effets de l’ordinateur sur les sens
créent une configuration assez extraordinaire. Jamais une telle
synesthésie entre la vue, le toucher et la machine n’a été aussi intense
et ce rapport entre les sens et l’ordinateur est d’autant plus prononcé
que le reste du corps est quasi paralysé, comme sous l’emprise d’un
venin.
“Pour bien comprendre les medias, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’aussi longtemps qu’un prolongement du corps ou un « machin” quelconque est nouveau, il produit une narcose, ou un engourdissement de la région du corps prolongée ou amplifiée. C’est seulement après que l’âge de l’électricité a fait apparaître clairement l’incongruité du temps débité par les horloges mécaniques qu’on commença à s’en plaindre.“ M. Mc Luhan
Mc luhan qui traite ici du cas de l’horloge dit deux choses : d’abord que l’apparition d’un média engourdit les membres ou les organes avec les quels il communique et ensuite que c’est souvent un changement de média qui permet d’en rendre compte après coup.
Le pharmakon de Platon soigne, tout autant qu’il empoisonne, c’est un peu le regard que porte Mc Luhan sur les objets techniques et les média.
Dans le monde numérique aussi, le corps succombe à l’anesthésiant des média, des objets, des interfaces, etc. et Matrix (le film) avait bien mis en scène ces moments Cronenbergien où les appareils se branchent sur la moelle épinière comme une bagnole. Portant l’intérêt ici n’est pas de démontrer le caractère hypnotique et addictif des média dans un sens critique largement épuisé depuis les années 60, mais plutôt de saisir ce régime anesthésique pour prendre la mesure de ce que contient malgré tout d’encore sensible ce ”a“- privatif qui sépare l’homme numérique de l’esthétique.
Sur sa chaise électrique, l’homme numérique est enveloppé mais par introversion. Appréhender son enveloppe par sa superficie, son fini, ne laisserait rien comprendre. Peut-être est-elle ‘virtuelle’ mais surtout me semble-t-elle sensible ? En tout cas elle est le produit d’une configuration homme/machine qui met les sens dans une disposition rompant avec l’usage naturel.
En effet, la vue, le toucher, à force d’interagir avec la machine semble en fusion. Il y a une synesthésie qui traverse les zones les plus sensibles du corps, de l’épiderme des doigts, à la main, puis la vue, l’écran, la machine, à telle point qu’il est difficile de distinguer ce qui appartient à la machine et à l’organisme. Sous sa forme élémentaire le numérique est bien un flux, dans la mesure où ses qualités de diffusion ont le pouvoir de créer un milieu. Ainsi dans de tels conditions comment différencier le travail de la main de celui de l’oeil ? Sur un ordinateur on regarde avec les doigts surtout quand on est graphiste. Aussi le quel des deux organes commande l’autre ? Et l’écran n’est-il pas non plus un œil grand ouvert sur le cerveau organique ? Cette perte des fonctions discriminantes crée un nouveau corps, un corps cerveau qui déborde l’homme et la machine. Le cerveau est pour ainsi dire partout où l’homme et la machine communiquent. De la chaise sur la quelle je suis assis, aux prises électriques qui alimentent l’ordinateur, se développe un environnement cerveau.
Dans cette configuration, le cerveau est moins lié aux capacités de calcul qu’on lui attribue habituellement mais à cette sensibilité (esthétique) hybride qui relie des corps et des objets entre eux. Serait-ce cela le cerveau, un milieu où se connecte l’hétérogène ? Ce cerveau qui sort du crâne, s’ouvre et se répand aux yeux de tous, en deviendrait presque vulgaire, trivial..
Chaque grande période de l’histoire humaine a son organe, pour la nôtre c’est certainement le cerveau. De même que le cinéma sondait les désirs en simulant un monde de rêve, le numérique s’empare de la conscience et de la volonté des hommes. Entre inconscience et conscience les média auraient-il réussi leur siège ? Siège/piège 1 selon le syntagme qu’avait proposé Paul Virilio.
Tandis que le cinéma maîtrisait la fusion de l’audio et du visuel, le numérique a conquis le tactile. Le cerveau aujourd’hui se rend. Et il faut apprendre à vivre avec, à le voir autour de nous, sorti de nous, alors qu’il a toujours été dans l’angle mort de la pensée. Même si la philosophie s’est toujours attachée à penser la pensée elle-même, elle a manqué (faute de moyen scientifique sans doute) le pan sensible de son objet, ce drôle de ‘corps sans organe’ qu’est le cerveau. Mais il y a déjà une histoire de ce manquement de la philosophie avec toutes ses curiosités comme la glande pinéale de Descartes par exemple…
1 Paul Virilio, L’inertie Polaire, Chritian Bourgois éditeur, 2002, p.53